Coup de pouce des juges à la prévention

par Aurore Moraine juriste en droit social. / juillet 2008

En vertu de l'obligation de sécurité de résultat, la Cour de cassation a suspendu le 5 mars la réorganisation d'un atelier de la Snecma "de nature à compromettre la santé et la sécurité des salariés". Une décision qui renforce le rôle du CHSCT.

Et de sept ! On ne compte plus les déclinaisons de l'obligation de sécurité de résultat pesant sur l'employeur. Ce concept, forgé de toutes pièces par la Cour de cassation en 2002, n'a cessé depuis lors de se démultiplier pour embrasser bientôt l'ensemble des questions liées à la santé au travail. Pour l'heure, le dernier acte - l'arrêt Snecma du 5 mars - constitue l'apogée d'une évolution fondamentale, marquée par l'extrême détermination des tribunaux, et en premier lieu de la Cour suprême. Avec cette décision qui fera date, les juges sont désormais autorisés à suspendre la mise en oeuvre d'une organisation du travail "de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs concernés". L'employeur n'est plus maître en sa demeure. L'organisation du travail, bastion patronal réputé intouchable, inhérent au pouvoir de direction, doit s'incliner face à des principes supérieurs : la santé et la sécurité.

 

Ire des employeurs

L'affaire concernait la centrale énergie de l'usine Snecma de Gennevilliers, site classé Seveso, donc à risque. Une nouvelle organisation du travail y était mise en place, malgré l'avis négatif du CHSCT, conforté par son expert et doublé de l'avis lui aussi défavorable du comité d'établissement. Saisie initialement par le syndicat CGT, la justice allait déplorer un accroissement des contraintes imposées aux salariés du fait de l'augmentation du nombre des nuits et des week-ends travaillés, une aggravation du risque lié au travail isolé, l'insuffisance du dispositif d'assistance, la réduction du nombre de salariés en service de jour... Autant d'éléments de nature délétère, justifiant, selon les magistrats, la suspension de la mise en oeuvre de cette organisation du travail. Rien de moins.

L'arrêt a fait grand bruit et a provoqué l'ire des employeurs, peu friands de revoir leur copie, surtout à l'invitation expresse du juge et, qui plus est, suite à l'argumentation d'un CHSCT et de son expert. On ne badine pas avec la santé et la sécurité, désormais au coeur de l'organisation du travail : tel est le message de l'arrêt Snecma, qui souligne implicitement le rôle fondamental du CHSCT et distingue en ultime recours le juge, capable de stopper l'employeur dans sa course pour davantage de rentabilité économique au détriment de la santé.

 

Virage à 180 degrés

Pour en arriver là, l'obligation de sécurité de résultat incombant à l'employeur a parcouru beaucoup de chemin depuis sa naissance avec les arrêts amiante du 28 février 2002. En six ans, elle s'est considérablement transformée, migrant d'un objectif de réparation des victimes de l'amiante à l'effectivité de la prévention des risques. De la réparation à la prévention, de l'aval à l'amont, la Cour de cassation a opéré un virage à 180 degrés, ne négligeant aucun domaine de la santé et de la sécurité des salariés ni aucune phase de la vie au travail.

Une évolution majeure imputable, pour une large part, au droit communautaire, plus précisément à la directive n° 89/391 du 12 juin 1989, dont les formules fortes ont à l'évidence inspiré les magistrats dans l'affaire Snecma. A commencer par son préambule : "L'amélioration de la sécurité, de l'hygiène et de la santé des travailleurs au travail repré­sente un objectif qui ne saurait être subordonné à des considérations de caractère purement économique." L'article 5-1 dispose que "l'employeur est obligé d'assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail", tandis que l'article 6-1 enfonce le clou en lui imposant de prendre "les mesures nécessaires pour la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, y compris les activités de prévention des risques professionnels, d'information et de formation ainsi que la mise en place d'une organisation et de moyens nécessaires".

Ces multiples dispositions et prescriptions à destination de l'employeur, que le juge français résume dans le concept d'"obligation de sécurité de résultat", marquent aussi le passage de l'individuel au collectif. Si la santé au travail est toujours analysée dans son volet individuel (maladie professionnelle, accident du travail, aptitude...), elle doit également être appréhendée dans son volet collectif. De ce point de vue, en examinant au plus près l'organisation du travail à travers le prisme de la santé, l'arrêt Snecma est emblématique de cette deuxième évolution.

En toile de fond, c'est évidemment le CHSCT qui devient l'interlocuteur privilégié. Institution technique mais aussi politique et stratégique, il dispose de tous les moyens pour peser sur les décisions de l'employeur dans le registre qui est le sien : les conditions de travail. Passant au crible des sujets aussi divers que l'évaluation des salariés, les conditions de restauration, le stress, le harcèlement moral et, depuis l'arrêt Snecma, l'organisation du travail, le CHSCT doit avoir l'oreille de l'employeur. A défaut, il aura celle du juge.

 

"On n'a pas mesuré l'ampleur du rôle du CHSCT"
Aurore Moraine

L'arrêt Snecma renforce-t-il le champ de compétences du CHSCT ?

Pierre-Yves Verkindt : L'arrêt Snecma s'inscrit dans le droit fil d'une tendance lourde à l'oeuvre depuis plusieurs années déjà, qui étend considérablement les compétences du CHSCT. Cette extension est la résultante de trois causes. Les textes européens ont beaucoup apporté en érigeant la prévention en une obligation juridiquement sanctionnée. Deuxièmement, la problématique de la santé déborde aujourd'hui largement la santé physique pour recouvrir la santé mentale, voire le mieux-être au travail. Enfin, la notion de "conditions de travail", jugée un temps un peu "ringarde", a pris une vraie consistance juridique. Elle désigne aujourd'hui la charge de travail, l'ambiance de travail et, depuis l'arrêt Snecma, l'organisation du travail. Le CHSCT est clairement sur le devant de la scène et n'est plus l'institution dormante qu'il a pu être.

Le CHSCT est donc appelé à s'occuper des questions relatives à l'organisation du travail...

P.-Y. V. : Oui. C'est l'apport fondamental de l'arrêt Snecma. La dimension organisationnelle de l'entreprise fait partie intégrante des conditions de travail. Chaque élément de l'organisation peut avoir des conséquences sur la santé et donc intéresse le CHSCT. C'est ainsi que, dans l'arrêt Snecma, les juges se montrent attentifs à la situation d'un travailleur isolé, chargé d'assurer seul la surveillance et la maintenance de jour et risquant, de ce fait, d'être exposé au stress.

Pour remplir au mieux ses missions, le CHSCT est-il bien armé ?

P.-Y. V. : C'est là que le bât blesse. On n'a pas mesuré l'ampleur du rôle du CHSCT. Le droit à la formation de ses membres est scandaleusement insuffisant. La conférence tripartite sur les conditions de travail qui s'est tenue en octobre dernier a fait des propositions en ce sens, dont on attend la concrétisation. En revanche, le CHSCT peut recourir à un expert pour l'ensemble de ses domaines de compétences. C'est une bonne chose. ??????? ??????