© Mil Sabords
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Coursiers ubérisés : « Le paiement à la tâche est dramatique »

entretien avec Thomas Grandrémy Réalisateur
par Corinne Renou-Nativel / 03 décembre 2020

Diffusé sur le site france.tv jusqu’au 8 janvier, le documentaire « Les délivrés » de Thomas Grandrémy dresse un tableau sombre des conditions de travail des coursiers des plateformes numériques. Il montre aussi comment ils s’organisent pour les améliorer.

Pourquoi avoir consacré un documentaire aux livreurs ubérisés ?
Thomas Grandrémy : Début 2018, la presse commençait à rapporter leurs voix qui s’élevaient contre leurs conditions de travail. Les plateformes Uber Eats et Deliveroo prospèrent grâce à un flou juridique qui permet un salariat déguisé, en imposant une précarité aux livreurs, complètement atomisés. J’ai senti que nous nous trouvions à l’aube d’un mouvement social mené par des gens qui n’étaient pas des militants.

Combien sont-ils et qui sont-ils ?
T. G. : Il existe une vraie opacité sur leur nombre. Uber et Deliveroo affirment chacun avoir un réseau de 20 000 livreurs, mais beaucoup d’entre eux travaillent pour les deux plateformes. Je me suis concentré sur la trajectoire de Damien et Clément, deux livreurs français et blancs. Mais ils ne sont pas représentatifs puisque les jeunes issus de l’immigration, ainsi que les sans-papiers, qui louent un compte d’autoentrepreneur à d’anciens livreurs, sont majoritaires. Il n’y a environ que 2 % de femmes.

Concernant leurs conditions de travail, qu’est-ce qui vous a le plus choqué ?
T. G. : Le paiement à la tâche est dramatique, d’autant que les tarifs ont diminué. Une fois acquise une flotte suffisante et dépendante économiquement, Deliveroo s’est permis le passage de 5 euros au minimum pour une course à 2,60 euros. Dans ce monde ubérisé, les coursiers n’ont parfois jamais connu le salariat, avec des congés payés, des droits au chômage, une couverture santé, etc.

Dans votre documentaire, on voit les coursiers pédaler par tous les temps. Pourtant, la pénibilité physique de leur métier est peu évoquée.
T. G. : Il a fallu faire des choix pour tenir dans le format de cinquante-deux minutes. Mais les coursiers remontent souvent sur leur vélo le matin pleins de courbatures en raison des courses de la veille. Beaucoup ont des vélos électriques ou des scooters parce que les ligaments de leurs genoux sont très abimés. La fatigue physique participe au turn-over important. Les accidents du travail peuvent être mortels. J’ouvre mon documentaire sur la marche blanche organisée en février 2019 en hommage à Franck Page, le premier coursier de ces plateformes tué lors d’un accident de la circulation. Envoyé dans une zone de livraison non adaptée aux vélos, il a été embarqué par un camion au bord d’un échangeur du périphérique à Pessac, près de Bordeaux. Deux autres accidents mortels ont eu lieu depuis à Paris et Toulouse. Les plateformes n’ont reconnu aucune forme de responsabilité.

Concernant les risques psychosociaux, un livreur explique qu’il faut environ un mois après avoir cessé ce type d’activité, pour sortir du stress qu’elle génère.
T. G. :
Ne pas savoir combien ils vont gagner dans la journée incite les livreurs à se connecter à l’application le plus souvent possible. Une conversation avec un livreur est jalonnée de bips de notifications sur son smartphone, qu’il consulte en permanence. S’ils ne répondent pas à la commande pour l’accepter ou la refuser, ils perdent des points. Ils reçoivent des messages automatiques qui leur indiquent qu’ils sont trop lents, qu’un client n’a pas encore reçu sa commande et qu’une erreur pourrait mettre un terme à leur relation de travail. En cas de difficulté comme un client injoignable lors de la livraison, les coursiers n’ont pas de relation avec la plateforme. Dans le cas de Deliveroo, ils doivent appeler un service qui se trouve à Madagascar, avec des interlocuteurs qui ne connaissent rien à leur contexte de travail.

Votre documentaire s’achève sur l’embauche d’un coursier par une coopérative. Est-ce une solution d’avenir ?
T. G. : Clément a rejoint la Coopérative des coursiers bordelais, la première coopérative à voir le jour en France en 2017. Créée par d’anciens livreurs Deliveroo, elle vise à salarier les coursiers. CoopCycle fédère ces coopératives avec une application en open source pour allier progrès social et technologique. Ces coopératives qui proposent des courses à des prix un peu plus élevés pour un service éthique apportent une solution, mais elles ne pourront pas donner du travail à tous les coursiers de Deliveroo et Uber Eats.