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Covid-19 : quel travail pour le monde d'après ?

par Stéphane Vincent / 08 juillet 2020

La crise du Covid-19 a impacté profondément le monde du travail. En premier lieu, elle a redistribué les cartes en matière de reconnaissance sociale. La contribution essentielle de certains métiers au bon fonctionnement de la société a été mise en visibilité. Or ces métiers, des soignants aux salariés de la grande distribution en passant par les livreurs à domicile ou les personnels de ménage, se caractérisent par des conditions de travail difficiles, voire de plus en plus dégradées. L'urgence sociale, après celle sanitaire liée au virus, serait donc de remédier à ces difficultés et d'améliorer le sort réservé à ces travailleurs.

La pandémie a aussi modifié les façons de travailler. Entre les gestes et mesures barrières, d'un côté, et le télétravail, de l'autre, le quotidien de nombreux salariés a été bouleversé. Le télétravail s'est ainsi imposé massivement, avec des conséquences très contrastées... Pour certains, la période a été l'occasion de travailler plus au calme, en étant moins sous la pression des rythmes de plus en plus accélérés de la vie en entreprise. Pour d'autres, bien au contraire, l'expérience s'est révélée désastreuse, Du fait des problèmes générés par l'inadéquation du logement ou des équipements, de l'absence de contact immédiat avec les collègues, du manque de soutien de l'encadrement... Selon qu'ils aient eu la possibilité ou non de conjuguer correctement la présence des enfants, confinés aux aussi, avec leur activité professionnelle. Parfois également à la suite d'une volonté de contrôle renforcé de leur activité par leur hiérarchie, à cause de la distance prise avec l'entreprise. Des salariés isolés ont dû puiser dans leurs propres ressources pour compenser ces difficultés. D'autres ont mal vécu l'envahissement permanent de leur sphère domestique par celle du travail.

Enfin, la période a été également et heureusement un moment d'innovation concernant les façons de travailler et de réappropriation de leur métier par certaines professions. C'est le cas à l'hôpital, mais aussi un peu dans l'enseignement. Dans les deux cas, l'urgence a permis aux équipes soignantes mais aussi à certains enseignants, de revenir à leur cœur de métier, de s'extraire des logiques gestionnaires à l'œuvre dans leur domaine d'activité, le tout dans un élan de mobilisation partagé pour assurer les besoins des malades ou des élèves. Malgré les contraintes, l'absence de moyens dénoncée, les risques encourus pour ce qui est des soignants, de nombreux professionnels du soin ou de l'éducation ont pu expérimenter de nouvelles méthodes, les partager, retrouver des espaces de discussions sur le travail réel avec leurs collègues qui font tant défaut dans les nouveaux modes d'organisation. Ceux et celles qui ont vécu cette expérience auront du mal à y renoncer par la suite, à revenir aux modes de fonctionnement antérieurs. Cette énième leçon de la crise sanitaire, à l'instar des précédentes, doit être prise en compte, afin de transformer le travail pour le meilleur... et non pour le pire.

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Covid-19 : construire le travail pour tous

par Dominique Lhuilier professeure émérite de psychologie du travail (Centre de recherche sur le travail et le développement, Cnam) / 19 mai 2020

Dix millions de personnes travaillent avec un problème de santé durable. Beaucoup d’entre elles, considérées comme fragiles par rapport au Covid-19, préfèrent taire leur maladie et continuer leur activité. Leur savoir-faire pour concilier contraintes professionnelles et santé devrait inspirer l’adaptation du travail pour tous.

On ne les a pas entendus. Contrairement à leurs aînés, les seniors qui ont vigoureusement protesté contre le confinement strict des plus de 65 ans et des personnes « fragiles » envisagé un temps par le gouvernement, les malades chroniques plus jeunes, ceux qui sont encore en emploi, se sont tus. 
Pour ces derniers, l’omerta demeure la règle. Comme toujours, la meilleure stratégie reste la clandestinité et la débrouillardise personnelle. Il est plus judicieux de cacher sa maladie pour tenir sa place au travail et éviter ainsi la stigmatisation ou, pire, la relégation. Certes, officiellement depuis le déconfinement, les travailleurs dans ces situations peuvent bénéficier de la procédure « activité partielle » (article 20 de la loi du 25 avril dernier), quand le télétravail n’est pas possible et sous réserve de présenter un certificat médical attestant la nécessité d’isolement. Mais bien souvent ces salariés vont privilégier la dissimulation de leur maladie plutôt que de faire jouer ce dispositif et prendre le risque de dévoiler leur « faiblesse ».
Ils sont pourtant très nombreux. En France, plus de dix millions de personnes en âge de travailler ont une ou plusieurs maladies chroniques ou un problème de santé durable, reconnu ou non. Près du quart de la population d’âge actif déclare avoir une affection de longue durée, un handicap ou dispose d’une reconnaissance officielle d’un handicap ou une perte d’autonomie1

Une absence de socialisation préjudiciable

Cette population a pris l’habitude de mener cette double vie de travailleur et de malade et a construit des stratégies pour rendre compatibles les contraintes professionnelles et celles d’une santé fragilisée. Cette élaboration patiente s’est faite la plupart du temps dans la solitude, ce qui a un coût élevé au plan psychique mais aussi somatique, avec, souvent, une usure prématurée et le risque de la désinsertion professionnelle. 
C’est bien là le problème. L’absence de socialisation de cette question, dont la réponse ne renvoie qu’à un arbitrage personnel et intime, pénalise doublement cette population. 
D’une part, en déniant l’expertise individuelle accumulée dans la vie avec la maladie. Tous ceux qui travaillent avec une maladie chronique savent que la santé s’entretient dans la vie et non dans la « congélation » de la vie. L’expérience de la vie avec une santé fragilisée, quelle que soit l’origine de cette fragilisation (grossesse, vieillissement, maladies, usure prématurée au travail, accident, handicap…), conduit à évaluer les risques, à développer des stratégies de régulation et de compensation, des savoir-faire de prudence. C’est ce qu’on appelle « faire un travail de santé ».
D’autre part, en privant d’une absence de réflexion sur les aménagements de poste permettant de travailler malgré tout en sécurité. 

Partager le « travail de santé »

Or, en période de pandémie, la vulnérabilité concerne finalement une grande partie du monde du travail et pas seulement les travailleurs dit « fragiles ». C’est donc une opportunité pour réorganiser le travail de telle manière qu’il n’exclut personne, à commencer par les seniors, les malades chroniques, les handicapés ou encore les victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle. Cela passe par la réalisation de ce travail de santé. Tous, nous devons participer à l’élaboration de compromis, à la construction de stratégies de prévention. Tous, nous devons raisonner en termes de coûts/bénéfices, d’avantages/risques. Il s’agit là d’un travail qui n’est pas soluble dans la conformité aux prescriptions, d’autant que prescriptions médicales et prescriptions professionnelles sont bien souvent contradictoires. Et qu’elles ont tendance à anesthésier la pensée. Ce travail de santé doit être réalisé par chacun, mais en aucune manière ce ne peut être l’affaire seulement de chacun : il doit être partagé, discuté dans les collectifs de travail, avec les collègues, l’encadrement, les directions. C’est à ces conditions que l’on pourra bâtir un travail pour tous et éviter ainsi les relégations au nom de la protection de la santé.

  • 1« Que font les 10 millions de malades ? Vivre et travailler avec une maladie chronique », par Dominique Lhuilier et Anne-Marie Waser, Eres, 2016.