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Covid : les failles de la prévention en entreprise

par Joëlle Maraschin / juillet 2021

Selon plusieurs enquêtes, de nombreux salariés semblent avoir contracté le Covid-19 au travail. Un risque que les dispositifs mis en place par les pouvoirs publics et acteurs institutionnels n’ont pas permis de prendre en charge correctement. Enquête.

Face à l’épidémie de Covid-19, le gouvernement a-t-il pris la mesure du danger de contamination en milieu professionnel ? Jusqu’à ces dernières semaines, ce risque est resté dans une relative zone d’ombre. Pourtant, il est loin d’être marginal. Pendant l’été 2020, Santé Publique France a pointé l’existence de clusters dans les entreprises, notamment dans les abattoirs, avant de cesser de communiquer sur le sujet. En mars dernier, l’étude ComCor, coréalisée par l’institut Pasteur auprès d’un échantillon de 77 000 personnes infectées par le SARS-CoV-2, a révélé que, lorsque la source de l’infection est connue, soit dans 45 % des cas, le contexte professionnel est cité par 15 % des répondants. Plus récemment encore, l’enquête Tracov, publiée fin mai par le ministère du Travail, a montré que, parmi les 17 000 travailleurs interrogés, 18 % ont contracté le Covid-19 et que 28 % considèrent avoir été « très probablement » contaminés dans le cadre de leur travail.
S’agissant des lieux et circonstances de la transmission en milieu professionnel, l’étude ComCor met en avant les bureaux partagés, pointés du doigt dans 35 % des cas. Elle signale un effet protecteur important du télétravail. L’étude Tracov, quant à elle, relativise cet effet protecteur et fait observer que la contamination au travail est très liée à l’intensité de ce dernier. Selon cette étude, les gestes barrières, comme le port du masque et l’hygiène des mains, sont globalement respectés, mais la distanciation physique est plus difficile à réaliser. Notamment pour les salariés les plus exposés aux contacts réguliers avec d’autres personnes. Le cumul des contraintes liées à l’intensité du travail et des facteurs de risque psychosociaux, signes d’une coopération défectueuse ou encore d’un environnement bruyant, nuisent au respect de la distanciation physique. Et celles et ceux qui disent ne pas pouvoir toujours la respecter sont aussi plus nombreux à attribuer leur contamination au travail.
Néanmoins, les deux enquêtes ne permettent pas d’identifier les métiers les plus exposés au coronavirus. Il faudra attendre les résultats de la deuxième vague d’une autre enquête nationale, EpiCoV (voir l’interview au bas de cet article), menée par plusieurs instituts de recherche.

Des dispositifs plus ou moins opérants

Face au risque de contamination au travail, le gouvernement a pris une série de dispositions : protocole national « pour assurer la santé et la sécurité des salariés », incitation au télétravail, activité partielle pour les salariés souffrant de comorbidités, dépistage et vaccination en entreprise… Cependant, de l’avis d’acteurs de terrain, inspecteurs du travail, préventeurs des caisses d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) ou professionnels de santé au travail, les marges de manœuvre en termes de prévention sont restées limitées. « Il y a eu un décalage entre les affichages du ministère et la réalité de terrain », résume Corinne Paris, pour le syndicat d’inspecteurs du travail de la FSU.
Les mesures du protocole national en entreprise font ainsi partie du « droit souple », et n’ont pas de valeur normative et contraignante. « Nous ne pouvons pas verbaliser une entreprise qui ne respecterait pas ces préconisations », souligne Aurianne Cothenet, inspectrice du travail et membre du comité technique ministériel pour SUD Travail. Elle pointe que les recommandations reposent essentiellement sur des comportements individuels, en contradiction avec les principes généraux de prévention du Code du travail : suppression du risque à la source, mesures collectives plutôt qu’individuelles… « Il n’y a eu aucune réflexion sur les mesures organisationnelles alors qu’il est pourtant très compliqué dans certaines situations de respecter les gestes barrières », renchérit-elle.
Au début de l’épidémie, quelques agents ont engagé des actions en référé pour contraindre des entreprises à prendre des mesures de prévention. La mise à pied d’Anthony Smith, inspecteur du travail CGT qui avait assigné une association d’aide à domicile afin de protéger ses salariées du Covid, a sans doute été dissuasive. « Une partie des collègues a été tétanisée et a préféré ne pas faire de vagues », estime Gérald Le Corre, inspecteur du travail et membre du CHSCT ministériel pour la CGT. Des procédures sont encore en cours, mais les inspecteurs du travail contactés souhaitent garder l’anonymat, par peur des représailles de leur administration. Récemment, la direction générale du Travail (DGT) a néanmoins communiqué des chiffres, recensant 14 référés, 401 mises en demeure et 64 000 interventions de l’inspection du travail « en lien avec la crise sanitaire ».

Un risque professionnel mal encadré

Les outils dont disposent les agents d’inspection sont aussi limités. Les mises en demeure non suivies d’effets, par exemple, peuvent amener l’inspection du travail à dresser un procès-verbal, mais celui-ci a de grandes chances d’être classé sans suite. « L’arrêt d’activité, qui existe pour d’autres risques professionnels, est un outil puissant mais nous ne pouvons l’utiliser pour le risque Covid », poursuit Gérald Le Corre. Selon le Code du travail, les dispositions relatives au risque biologique sont applicables aux salariés dont « la nature de l’activité » peut conduire à ce type d’exposition. Reste à savoir si le coronavirus rentre dans ce cadre. La DGT a souhaité préciser la réglementation sur le sujet. Un projet de décret présenté en avril dernier aux partenaires sociaux n’a convaincu ni les organisations patronales, qui craignent d’être juridiquement attaquables, ni les organisations syndicales, qui estiment que le texte déresponsabilise les employeurs.
De son côté, la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale, aujourd’hui appelée Assurance maladie-Risques professionnels, a mis en place en mai 2020 la subvention « Prévention Covid » pour aider les entreprises de moins de 50 salariés et les travailleurs indépendants à financer des équipements de protection. « Nous avons reçu plus de 56 000 demandes de la part des entreprises pour ce fonds doté de 50 millions d’euros », précise Thierry Balannec, responsable adjoint du département prévention. Près de 4 500 travailleurs indépendants ont sollicité cette aide. L’Assurance maladie-Risques professionnels a mobilisé le réseau de préventeurs des Carsat, afin de diffuser ses guides sectoriels de bonnes pratiques pour protéger les salariés du « risque sanitaire ».
L’utilisation du terme de « risque sanitaire » n’est pas innocente. « La branche AT-MP a choisi de ne pas traiter le Covid-19 comme un risque professionnel », déplore Thierry Gardère, contrôleur de sécurité pour la Carsat Aquitaine et membre du Collectif prévention AT-MP. Pour les préventeurs membres de ce collectif, cette non-reconnaissance du Covid comme risque professionnel a entravé leur action. « Nous ne pouvons de facto utiliser nos outils habituels comme les injonctions », regrette Alexia Couly, de la Carsat Midi-Pyrénées. Cette procédure est une mise en demeure d’agir qui, si elle n’est pas respectée, entraîne une majoration de la cotisation AT-MP pour l’entreprise. Un outil rendu inopérant dans le cadre de l’épidémie.

Manque de moyens

Les professionnels des services de santé au travail (SST) ont, eux aussi, été très sollicités. Les entreprises seraient, pour 74 % d’entre elles, satisfaites de l’accompagnement proposé par leur SST face à l’épidémie, selon une étude de l’institut Harris Interactive commandée à l’été 2020 par Présance, organisme représentatif des services interentreprises. « Si les professionnels de santé au travail ont été mobilisés dès le début de l’épidémie, les conditions qui nous auraient permis d’être efficaces ne nous ont pas été données », tempère Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Ce médecin du travail rappelle que des services ont fermé au début de l’épidémie pour « bénéficier de la manne de l’activité partielle ».
Les professionnels de santé au travail ont été présentés par le gouvernement comme des acteurs-clés, notamment pour le dépistage ou la vaccination. « Rien de tout cela n’a été effectif sur le terrain », observe Jean-Michel Sterdyniak. D’une part, les services n’ont pas disposé du matériel pour effectuer les dépistages. D’autre part, seuls les vaccins AstraZeneca pour les salariés âgés de plus de 55 ans ont pu être utilisés. Public cible limité, perte de confiance envers ce vaccin, doses livrées en retard et au compte-gouttes, la vaccination en entreprise a été de l’avis du secrétaire général du SNPST « un fiasco total ». Début mai, seules 63 500 injections avaient été réalisées en service de santé au travail.

« Des conditions de logement et de vie plus exposantes »
entretien avec Emilie Counil épidémiologiste et chercheure à l’Institut national d’études démographiques (Ined)
Joëlle Maraschin

Vous participez à une grande enquête sur l’épidémie de Covid-19, EpiCov, menée auprès de 135 000 personnes. Quels en sont les objectifs ?
Emilie Counil : Cette enquête vise à renseigner la diffusion du virus dans la population mais aussi les répercussions de l’épidémie sur la vie quotidienne, le travail et la santé. L’analyse des inégalités sociales de santé face à l’épidémie est un axe de recherche central. Lors de la première vague de l’enquête, en mai 2020, la présence d’anticorps dirigés contre le virus chez les personnes interrogées a été recherchée auprès de 10 % de l’échantillon, afin de mesurer la séroprévalence. Pour la deuxième vague, nous avons proposé ce test à l’ensemble des personnes et recueilli leur profession détaillée. Ces données vont permettre d’identifier les professions les plus à risque. Il existe très peu de données sur les taux de contamination par métier. Ce que l’on sait, c’est que, parmi les hospitalisations et les décès dus au Covid, environ 40 % des personnes concernées sont en âge de travailler.

Certaines populations sont-elles surexposées ?
E. C. : L’inégal accès au télétravail et au chômage partiel n’explique pas à lui seul les disparités socioprofessionnelles en matière de contamination. Les premiers résultats d’EpiCov montrent que le fait de vivre dans une commune à forte densité urbaine, d’exercer une profession dans le domaine du soin, et de partager son logement avec un nombre élevé de personnes est associé à un risque plus élevé d’être contaminé.
La séroprévalence est plus importante chez les 30-49 ans et aux extrêmes de la distribution des niveaux de vie. Autre résultat notable : les personnes immigrées d’origine non-européenne présentent la séroprévalence la plus élevée, malgré un fort respect des gestes barrières. Cela confirme l’hypothèse que certaines populations cumulent des situations d’emploi et des conditions de logement et de vie plus exposantes.

Les inégalités sociales de santé se sont-elles aggravées avec le Covid-19 ?
E. C. : Le gradient social s’est inversé entre le début de l’épidémie et la fin du premier confinement. Les classes sociales favorisées ont été plus exposées dans un premier temps, les premiers clusters étaient souvent liés à des voyages, des séjours de ski. Les mesures de confinement ont rétabli le gradient social habituel, avec des catégories moins favorisées plus touchées. Nous nous attendons à une aggravation des inégalités sociales pour plusieurs problèmes de santé, dont le Covid. Les comorbidités associées à un risque de forme grave de l’infection – diabète, obésité ou hypertension – sont plus fréquentes chez les plus défavorisés. La vaccination prioritaire pour les personnes souffrant de comorbidité a peut-être changé la donne, mais encore faudrait-il vérifier que les plus démunis aient eu un accès effectif au vaccin.