Un CSE de l’intérim innove sur les accidents
Pour les élus du CSE de Randstad Sud-Est, l’obligation de sécurité qui incombe à l’employeur n’est pas qu’un slogan. Face aux trop nombreux accidents des intérimaires, ils ont saisi la justice afin que le leader du travail temporaire améliore la prévention.
« Un gros flash, une explosion, une boule de feu… J’ai été projeté en arrière et brûlé aux bras, au visage… », raconte Rachid Amrouche, électricien intérimaire, victime d’un grave accident du travail en 2019. Embauché par l’entreprise de travail temporaire (ETT) Randstad, il travaillait chez un sous-traitant d’Enedis pour la pose des compteurs Linky. L’accident n’aurait pas eu lieu si ce dernier avait respecté ses obligations de sécurité : après sa journée de travail, Rachid a été envoyé seul effectuer un contrôle supplémentaire qui aurait dû être fait à deux. Son vérificateur d’absence de tension a dysfonctionné. « Pourtant, nous avions prévenu : à force de prendre des châtaignes, les piles se déchargent et l’appareil se détériore… », précise-t-il. Aujourd’hui, bénéficiant d’un mi-temps thérapeutique avec des restrictions d’aptitude, l’électricien attend des propositions de mission et s’investit dans le CSE Randstad de la région Sud-Est, dont il est élu depuis deux ans.
Ce CSE s’est lancé depuis quelques années dans un combat obstiné pour que la prévention des accidents du travail des intérimaires soit mieux prise en compte par le leader mondial du secteur. Mais, faute d’avancées concrètes, ses élus ont décidé de recourir à la justice, avec une assignation à jour fixe1
de Randstad pour « manquement à son obligation légale de protection des salariés intérimaires ». Avec cette procédure judiciaire inédite, Guy Perrot, secrétaire de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), et Peggy Angard, secrétaire du CSE Sud-Est, tous deux élus CFDT, entendent faire bouger les lignes.
Un accord de branche contraignant
Tout commence en 2017, quand un accord de branche sur la santé et la sécurité au travail des intérimaires est conclu entre Prisme, la principale organisation patronale de l’intérim, et les syndicats. Il y a urgence : le taux de fréquence des accidents du travail dans ce secteur (34,2 pour 1 000) dépasse largement le taux interprofessionnel (20,9 pour 1 000). Un intérimaire a 1,6 fois plus de risque de se blesser qu’un salarié en CDI. Chez Randstad région Sud-Est, le taux d’accidentologie est encore plus alarmant : 46,4 pour 1 000… un chiffre supérieur au taux du secteur2
. De quoi alerter le CSE.
L’accord de branche impose aux ETT, qui sont les employeurs des intérimaires, une série d’obligations, même si l’entreprise utilisatrice de la main-d’œuvre en reste responsable. Il s’agit de : former les salariés permanents à la sécurité et à la santé au travail, améliorer la connaissance des postes de travail par des études dans les entreprises clientes, rappeler à ces dernières les règles en matière d’évaluation des risques professionnels, inclure les conditions de travail dans l’entretien professionnel avec l’intérimaire, fournir des équipements de protection individuelle (EPI)… Or, chez Randstad, l’accord-cadre n’a rien changé, selon Guy Perrot : « L’entreprise considérait qu’elle était déjà dans les clous grâce à un dispositif interne appelé la “roue de la prévention”. »
Carence de préventeurs
Ce dispositif prévoit en effet des études de poste, des tests de sécurité, une sensibilisation des intérimaires au port des EPI, une analyse des accidents du travail… « Parfait sur le papier… mais, dans la réalité, ça ne marche pas : l’analyse des accidents graves par la CSSCT a montré de nombreux dysfonctionnements ! », poursuit l’élu. D’ailleurs, le taux d’accidentologie de la région Sud-Est – soit 77 agences, 400 salariés permanents et 12 000 intérimaires – demeure supérieur à celui du secteur en 2022.
A partir de 2017, le CHSCT s’attaque au problème. « Avec une certaine naïveté, reconnaît Guy Perrot. La direction ne s’est jamais saisie des nombreuses préconisations faites par l’instance pour améliorer la sécurité. » Après les ordonnances Macron, entérinant la disparition des CHSCT au profit d’une simple commission dédiée à la santé au travail, l’astucieux duo tire parti de la réforme pour muscler son action. « Auparavant, le CHSCT et le CE travaillaient en silos. Maintenant, la CSSCT intervient à chaque réunion du CSE, indique Peggy Angard. Elle peut profiter de son budget alors que le CHSCT n’en avait pas. »
La CSSCT se fait ainsi épauler par un cabinet d’avocats spécialisés en droit du travail. Elle utilise le site internet du CSE comme un intranet pour informer les salariés. Trois vidéos ont été réalisées par des professionnels pour clarifier la démarche, notamment auprès des permanents qui placent les intérimaires : « Ce ne sont pas eux que nous incriminons, insiste Peggy Angard. Ils n’ont ni moyens ni temps pour la prévention. » Car au fil des années, la « pression business » sur les consultants et les directeurs d’agences s’est renforcée. « Dans le Sud-Est, il y avait un préventeur pour 12 000 intérimaires, alors qu’il en faudrait au moins six, expérimentés et à temps plein, indique Guy Perrot. En 2020, la direction régionale a fini par affecter les six responsables de la formation sur des missions de prévention, à mi-temps. Or, ils n’ont aucune compétence en la matière ! »
Une « roue de la prévention » grippée
A force de batailler, les représentants du personnel ont fini par obtenir, en janvier 2022, quelques informations sur la mystérieuse « roue de la prévention ». Ils ont ainsi appris que l’entreprise s’était fixé des objectifs… sans parvenir à les atteindre. « Seules 67 % des études de poste sont réalisées au lieu des 90 % visées », détaille Guy Perrot. « Et il n’y a aucun contrôle de la qualité, ajoute Peggy Angard. L’étude de poste s’avère souvent vide ou bien obsolète ! » Consultante dans une agence de la zone Sud-Est, Sylvie3 explique n’avoir « plus le temps de les faire, compte tenu de l’éventail de nos tâches ». Colin4 , directeur d’une agence spécialisée dans le bâtiment, peine lui aussi à effectuer les études de poste chez des clients, « qui considèrent les intérimaires comme une main-d’œuvre à qui confier les tâches exposées et pénibles ». Quant aux tests de sécurité, auquel tout candidat à l’intérim doit obtenir 70 % de bonnes réponses, seuls 69 % seraient effectués pour un objectif de 80 %, selon la direction. Mais avec quelle efficacité ? « La majorité de nos intérimaires, étrangers, n’ont pas le niveau de français suffisant pour lire les questions, témoigne Colin. La plupart complètent ces tests chez eux. Impossible de savoir qui a vraiment répondu. Alors, soit on parvient à le refaire avec eux à l’agence, soit on jette l’éponge. Et on les délègue malgré tout. »
C’est une caractéristique du travail temporaire : il expose les salariés à des risques accrus. La majorité des intérimaires sont jeunes et manquent d’expérience. Un profil qui, combiné à la pénibilité, aux changements incessants de poste et d’entreprise, provoque des dégâts. L’entreprise utilisatrice a des obligations légales, comme l’accueil de l’intérimaire, durant lequel doivent lui être expliqués outils, matériel, circulation et marquages au sol, règles d’hygiène et de sécurité. « Mais ces obligations sont rarement respectées, et ces entreprises se défaussent sur l’ETT », note Peggy Angard. « La répartition des coûts de l’accidentologie contribue à les déresponsabiliser », renchérit le secrétaire de la CSSCT.
Le CSE, limité dans son action
Le coût des accidents est en effet pris en charge à 100 % par la société de travail temporaire, sauf s’il y a une incapacité permanente supérieure à 10 %. Dans ce cas, la répartition est de deux tiers pour l’ETT et un tiers pour l’entreprise utilisatrice. « Mais le CSE ne peut pas intervenir au niveau de celle-ci, souligne Guy Perrot. On concentre donc notre action sur les lacunes constatées chez Randstad, comme l’inertie face aux clients identifiés comme accidentogènes. Mais l’enjeu financier est tel que les mesures sont surtout cosmétiques. » Colin en a fait l’amère expérience, comme directeur d’agence : « J’avais interpellé le responsable commercial pour la région Sud-Est à propos d’un sous-traitant d’Enedis. On m’a juste répondu : “C’est compliqué…” Alors, nous avons continué à travailler avec ce client, chez lequel il y a eu beaucoup d’accidents du travail. » Dont celui de Rachid Amrouche. Ce manager déplore aussi devoir rogner sur la qualité des EPI : « Cela représente un gros budget dans le bâtiment, compte tenu du turn-over des intérimaires, qui impacte notre marge. Alors on achète les chaussures de sécurité les moins chères… et on n’équipe pas tous les intérimaires d’un bleu de travail. » En mai dernier, la direction régionale a finalement dégainé un plan d’amélioration de la prévention. « Mais encore sans objectifs chiffrés, ni échéances, ni moyens alloués… », déplore Peggy Angard. Le CSE a donc délivré en septembre l’assignation par laquelle il demande au juge d’ordonner à la société de remplir ses obligations de sécurité, avec un plan concret : « Cette assignation s’appuie sur les règles générales de prévention des risques professionnels et le contenu de l’accord de 2017 spécifique à l’intérim », précise l’avocat du CSE, Georges Meyer. Interrogée par Santé & Travail, la société Randstad n’a pas souhaité communiquer, « la procédure judiciaire étant en cours ». L’audience, qui devait se tenir début décembre au tribunal de Bobigny (93), a été reportée au 6 avril 2023.