© Gérard Monico/Mutualité française
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Le défi de la réparation des troubles psychiques

par Rozenn Le Saint / avril 2018

Selon la Sécurité sociale, près de 20 000 affections psychiques ont été reconnues en 2016 en accidents du travail, induisant des arrêts maladie longs et coûteux. Mais le Parlement repousse une proposition de loi visant à mieux les reconnaître en maladies professionnelles.

Transparence. Pour une fois, la direction des Risques professionnels de l'Assurance maladie a mis les pieds dans le plat ! Le 16 janvier, dans son rapport "Santé travail : enjeux & actions", elle a révélé que près de 20 000 affections psychiques avaient été reconnues en 2016 au titre des accidents du travail (AT). Soit 3,2 % du total des AT, contre 1 % en 2011. La progression de ce taux reflète la hausse réelle et continue sur cinq ans des risques psychosociaux (RPS) liés au travail, alors même que le nombre d'accidents du travail d'autre nature baisse, selon la branche des risques professionnels de l'Assurance maladie

 

Des salariés et des médecins mieux informés

Cette augmentation est aussi le résultat d'une prise de conscience générale, tant du côté des travailleurs que de celui des médecins. Les salariés, mieux informés sur le sujet, sont de plus en plus nombreux à réclamer la reconnaissance de leur affection psychique en maladie professionnelle (MP). Les demandes sont ainsi passées de 200 à 1 100 entre 2012 et 2016 et devraient "avoisiner 1 500" pour l'année 2017, selon le rapport de l'Assurance maladie. En 2011, cette dernière avait émis une lettre-réseau à destination des médecins-conseils de la Sécurité sociale pour "préciser la procédure de traitement des demandes de reconnaissance du caractère professionnel des traumatismes psychologiques au titre des accidents du travail". "Sa diffusion sur le site Souffrance et Travail,dans le guide pratique du médecin du travail et celui du généraliste, a permis aux praticiens de mieux s'approprier la procédure et d'attribuer au travail des états de dépression ou de souffrance psychique aiguë", remarque la psychanalyste Marie Pezé, qui a créé en 1997 la première consultation souffrance et travail.

La Sécurité sociale reconnaît les affections psychiques en AT bien plus facilement qu'en MP, puisqu'elle approuve 70 % des demandes dans le premier cas, mais ne retient qu'un dossier sur deux dans le second. Seules 596 affections psychiques ont été indemnisées au titre des MP en 2016, très loin donc des dizaines de milliers d'AT. "Cet écart n'est pas spécifique aux risques psychosociaux : il y a plus d'un million de demandes de reconnaissance en AT chaque année, contre 100 000 en MP", défend Marine Jeantet, directrice des Risques professionnels de l'Assurance maladie

Pour faciliter la réparation de ces maladies psychiques liées au travail, la création d'un nouveau tableau de maladies professionnelles a fait l'objet d'une proposition de loi de La France insoumise (voir l'interview de François Ruffin, page 8). Mais ce texte a été rejeté le 1er février par la majorité En marche de l'Assemblée nationale.

L'avantage d'un tableau de maladies professionnelles, c'est, pour la victime, de pouvoir bénéficier de la présomption d'imputabilité (voir "Repère") et d'éviter le recours au système complémentaire de reconnaissance des MP. Celui-ci implique un examen très sélectif du dossier par un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (C2RMP). "Les C2RMP ne sont pas tout à fait transparents, déplore Arnaud de Broca, secrétaire général de la Fnath (Association des accidentés de la vie). Le système de reconnaissance des affections psychiques en maladies professionnelles est inadapté et devrait être amélioré." D'autant plus que, pour ces pathologies, le taux d'incapacité permanente de 25 % requis pour accéder au C2RMP est extrêmement compliqué à atteindre.

 

Repère

Selon l'article L. 461-1 du Code de la Sécurité sociale, si une pathologie figure dans un tableau de maladies professionnelles et que tous les critères mentionnés dans celui-ci sont remplis, le salarié jouit de la présomption d'imputabilité : il n'a pas à prouver le lien entre sa pathologie et ses conditions de travail. Si un ou plusieurs critères du tableau ne sont pas remplis ou si la maladie ne figure dans aucun tableau, le salarié peut présenter, s'il justifie d'un taux d'incapacité d'au moins 25 %, une demande devant le C2RMP. Il doit alors prouver le lien "direct et essentiel" entre sa pathologie et ses expositions professionnelles.

 

Opposition à tout changement

"Le système complémentaire des C2RMP permet de regarder les sujets au cas par cas, plaide Marine Jeantet. Cela prend du temps, car il n'est pas simple de déterminer s'il y a un lien direct et essentiel entre le travail et la maladie, d'autant plus que les troubles psychiques sont plurifactoriels. Et même s'il y avait un tableau reconnaissant ces troubles comme maladies professionnelles, une enquête équivalente à celle nécessaire au passage en C2RMP serait exigée. Par ailleurs, avec un tableau trop précis, on est forcément limitatif et cela va à l'encontre de l'intérêt des assurés." Une autre proposition de loi, préparée par le groupe Nouvelle Gauche à l'Assemblée nationale, demande d'abaisser de 25 % à 10 % le seuil d'incapacité permanente à partir duquel il est possible de présenter un dossier devant le C2RMP. Une initiative que la directrice des Risques professionnels désapprouve également : "Il n'y a pas de raison de favoriser les pathologies psychiques par rapport aux autres maladies", tranche-t-elle.

Face à la difficulté de faire reconnaître les troubles psychiques en MP en l'absence de tableau, les défenseurs des victimes du travail ont adapté leur stratégie. Ils misent davantage sur la reconnaissance en AT, à l'image de la Fnath, comme le confie Arnaud de Broca : "Nous obtenons plus facilement une reconnaissance en accident du travail qu'en maladie professionnelle, même s'il faut prouver un événement soudain ou une succession d'événements avec un élément déclencheur tel qu'un entretien annuel d'évaluation ou un échange brutal avec un supérieur ou un collègue."

"La déclaration en AT colle pour 98 % des troubles psychiques dus au travail, soutient Marie Pezé. On le prouve avec des témoins et le rapport du médecin du travail." Alors, selon elle, les 2 % de cas restants, auxquels "aucun événement précis n'est accolé", ne justifient pas la création d'un tableau spécifique pour la reconnaissance des troubles psychiques en maladies professionnelles. Un point de vue que ne partage pas le président de l'Association d'aide aux victimes et aux organisations confrontées aux suicides et dépressions professionnelles (ASD-Pro), Michel Lallier (lire l'interview page 9) : "Si le passage par la déclaration en accident du travail marche bien avec le stress post-traumatique, cette voie est en revanche inopérante en cas de dépression ou de trouble anxieux généralisé. Pour ces pathologies, un tableau serait bienvenu."

"Symboliquement, aux yeux des victimes, obtenir la reconnaissance que leur travail est à l'origine de leurs maux est important. Cela serait facilité par la création d'un tableau", observe le Dr Nicolas Sandret, ancien médecin-inspecteur du travail en Ile-de-France qui exerce aujourd'hui à la consultation de pathologies professionnelles de l'hôpital de Créteil. "De plus, en cas de reconnaissance, le coût réel incombe aux entreprises", rappelle-t-il. Le coût lié aux affections psychiques est élevé, de l'ordre de 230 millions d'euros pour la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) en 2016. Car la durée des arrêts consécutifs à un AT pour affection psychique est très longue : 112 jours en moyenne, contre 65 jours tous accidents confondus, indique le rapport de l'Assurance maladie. Concernant les maladies psychiques reconnues en tant que MP, les arrêts de travail avoisinent les 400 jours.

 

Les femmes, victimes majoritaires

Et pour cause. "S'il y a eu des faits de pression ou de harcèlement et si l'entreprise ne remet pas en cause son mode de management ou n'a pas revu son organisation du travail, le retour en entreprise est compliqué, voire impossible", souligne le secrétaire général de la Fnath. Et cela augmente mécaniquement la durée des arrêts. Marine Jeantet exprime sa préoccupation pour les travailleurs en post-burn-out : "Les personnes les plus affectées ont 40 ans en moyenne, elles sont en milieu de carrière. Il est donc nécessaire de se demander comment les faire revenir au travail et faciliter leur reconversion, notamment." Dans son rapport, l'Assurance maladie note que les salariés les plus concernés par les troubles psychiques sont des employés. Il s'agit majoritairement de femmes, cette donnée étant jugée "cohérente avec [leur] plus forte exposition aux risques psychosociaux" par le rapport, qui cite l'intensité du travail, la faible autonomie d'organisation et les conflits de valeurs.

 

"Il faut des sanctions pour les entreprises et pas seulement pour les cas les plus graves"
entretien avec François Ruffin, député La France insoumise
Rozenn Le Saint

Pourquoi avoir proposé la création d'un tableau de maladies professionnelles ?

François Ruffin : Nous souhaitons avant tout que les troubles psychiques liés au travail soient davantage reconnus. Il nous a été reproché que la création d'un tableau était du ressort des partenaires sociaux, et non des parlementaires. Sauf que lorsqu'une partie y est hostile, c'est le rôle des pouvoirs politiques de leur mettre la pression. Le but est de poser le débat. Reconnaître ces graves troubles psychiques est nécessaire. Néanmoins, une des limites de notre proposition, qui vaut aussi pour celle de la Nouvelle Gauche [diminuer le seuil des 25 % d'incapacité permanente nécessaire pour que la reconnaissance en maladie professionnelle d'une affection psychique soit étudiée, NDLR], c'est que la très grande majorité de ces troubles passeraient quand même au travers du radar. Il faut davantage de sanctions pour les entreprises dont les salariés sont exposés à des RPS [risques psychosociaux], et pas simplement pour les cas les plus graves.

Comment inciter les entreprises à mieux prévenir ces troubles ?

F. R. : La branche accidents du travail-maladies professionnelles de l'Assurance maladie a la possibilité de croiser des données telles que la consommation d'anxiolytiques des salariés et l'absentéisme, puis de les comparer entre les différentes entreprises et administrations. Cela permettrait d'identifier celles où les RPS sont les plus élevés - et pas seulement celles où des travailleurs ont sombré dans le burn-out - et de les mettre davantage à l'amende pour les responsabiliser.

L'Assurance maladie préconise de mettre l'accent sur la prévention pour les profils d'entreprise les plus "à risque" et dans les activités où les salariés sont les plus touchés, comme le médico-social, qui concentre 18 % des cas reconnus, le transport (15 %) et le commerce de détail (15 %). "Ces secteurs cumulent conditions de travail difficiles, réductions de personnel, mais aussi rapports parfois compliqués avec la clientèle", analyse Arnaud de Broca. Toujours est-il, affirme Marine Jeantet, qu'"il incombe aux employeurs de former les personnels qui accueillent un public et sont cibles d'incivilités, comme les vendeurs ou les chauffeurs de bus. Dans la sphère de la Sécurité sociale, par exemple, nous avons sensibilisé les agents des caisses d'allocations familiales à répondre à des publics en souffrance". Et d'ajouter : "Il faut que les employeurs comprennent qu'ils ont intérêt à mieux prévenir les risques professionnels et que, à force d'abîmer des gens qui ont encore vingt-cinq années à cotiser devant eux, ils auront des difficultés à trouver du personnel." Elle assure aussi qu'elle aura ces secteurs les plus "à risque" dans sa ligne de mire pour mettre l'accent sur la prévention, dans le cadre de la nouvelle convention d'objectifs et de gestion (COG), en pleine négociation avec l'Etat et les partenaires sociaux.

 

"Nous misons sur la reconnaissance en accident du travail, plus simple à prouver"
entretien avec Michel Lallier, président de l'ASD-Pro
Rozenn Le Saint

Parvenez-vous à faire reconnaître des troubles psychiques comme maladies professionnelles ?

Michel Lallier : Parmi tous les dossiers que nous avons défendus, nous avons obtenu la reconnaissance en maladie professionnelle seulement quand il s'agissait d'un suicide. Le taux d'incapacité est alors forcément supérieur aux 25 % requis pour avoir accès au système complémentaire de reconnaissance. C'est la même logique aujourd'hui dans la fonction publique. En dehors des suicides, jamais le médecin-conseil de la Sécu n'accorde un taux supérieur à 25 %.

Comment contournez-vous cette difficulté ?

M. L. : Nous misons davantage sur la reconnaissance comme accident du travail, plus simple à prouver en cas de suicide ou de tentative de suicide sur le lieu du travail. Pour les autres cas - tentative de suicide en dehors du lieu de travail ou pathologie dépressive -, la jurisprudence est constante : pour qu'un trouble psychique soit reconnu comme accident du travail, il faut une lésion, un événement soudain que l'on peut dater et un lien avec l'activité professionnelle. Compte tenu de toutes ces exigences, les pathologies psychiques les plus "faciles" à faire reconnaître sont les états de stress post-traumatiques dont sont victimes les salariés en rapport avec du public. C'est le comportement de la clientèle qui est mis en cause et non l'organisation du travail. L'employeur se sent moins responsable.

 

Accompagner les entreprises sinistrées

"En montrant à certaines entreprises qu'elles ont davantage d'absentéisme que les autres sociétés du même secteur, elles saisissent qu'il y a un manquement concurrentiel et elles sont plus sensibles aux arguments d'une nécessaire prévention", considère la directrice des Risques professionnels. Fin 2017, l'Assurance maladie a lancé une expérimentation dans ce sens auprès de cinq grandes entreprises au niveau d'absentéisme "atypique", avec un focus sur les RPS. Michel Lallier, lui, craint que "cela ne se transforme en chasse aux sorcières, car les DRH arriveront facilement à repérer les services où des salariés ont fait état de RPS et pourraient faire pression sur eux". Une évaluation de l'expérimentation par l'Assurance maladie pourrait bientôt aboutir à l'extension du dispositif auprès d'une cible plus large d'entreprises particulièrement sinistrées.