© Juliette de Montvallon

Retrouver du sens au travail

par Stéphane Vincent / janvier 2022

« C’est pas du travail ! » Cette expression résume bien le désarroi de nombreux travailleurs face à leur activité professionnelle. Elle induit aussi l’idée que le travail ne peut s’envisager sans une exigence de qualité, qui lui donnerait tout son sens. Ce sens, sa perte ou son besoin font l’objet aujourd’hui, avec la crise du Covid, d’un débat de société. Encore faut-il déterminer ce qui se cache derrière. Le rapport au travail, ce que l’individu y investit, renvoie à l’histoire de chacun. Il est ainsi impossible de définir un « sens unique » du travail. En revanche, le besoin de se reconnaître dans ce que l’on fait est partagé par tous et toutes et constitue un enjeu de santé. De même, la richesse du travail, ce qui lui permet de faire société, tient à la possibilité pour les personnes de coopérer, de confronter et partager leurs expériences. Or le travail n’est pas organisé selon ces impératifs. Il est maltraité. Les conflits liés à l’activité ne sont pas discutés. Tout ceci génère des souffrances que les préventeurs doivent pouvoir décrypter, en aidant les travailleurs à mettre des mots sur leurs maux. Un rôle d’appui menacé par la mise en œuvre de méthodes standardisées, qui éloignent de la scène du travail. Pour certains, la solution passe alors par le désengagement ou la colère. Pour d’autres, le salut peut résider dans un changement de vie, à l’image des néo-paysans, génération spontanée d’agriculteurs en quête d’une activité qui a du sens.

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Les dérives du développement personnel

par Catherine Abou El Khair / janvier 2022

Coaching, méditation… Des entreprises font appel aujourd’hui aux méthodes du développement personnel pour renforcer la résilience de leurs salariés. Au risque de les rendre responsables de leurs difficultés, quand elles sont liées au travail.

Apprendre à se connaître avec la méthode de Johari ; trouver sa raison d’être avec l’ikigaï ; mieux comprendre sa personnalité avec l’ennéagramme ; lever des freins inconscients avec l’hypnose ; effacer ses pensées limitantes avec la programmation neuro-linguistique ; retrouver de la sérénité grâce à la méditation… Voici quelques-unes des méthodes dont Thierry Jobard, libraire, a vu les rayons se remplir ces dernières années. Cette tendance massive, qui fait mouche auprès des lecteurs, lui a inspiré un essai intitulé Contre le développement personnel. Un terme fourre-tout qui désigne tous ces ouvrages visant le mieux-être des individus et dont les contenus sont issus de différentes disciplines, de la spiritualité à la philosophie en passant par la psychologie ou la médecine… Des outils que les entreprises mobilisent pour leurs salariés, en vue de les remotiver ou de pallier des difficultés. Ce qui n’est pas un hasard, selon Thierry Jobard. « Le développement personnel partage avec la discipline du management cette même conception de l’humain comme étant une ressource illimitée d’envie, d’épanouissement », analyse-t-il.

Accroître les facultés

Mobilisé dans un contexte professionnel, « le développement personnel vise l’accroissement des facultés psychiques, relationnelles, communicationnelles », précise Scarlett Salman, auteure du livre Aux bons soins du capitalisme. Le coaching en entreprise. Selon cette sociologue, les entreprises ont commencé à intégrer ces techniques dès les années 1980 à travers des formations collectives, puis sous la forme de coaching. La plupart des interventions utilisent la programmation neuro-linguistique, qui consiste à s’appuyer sur le fonctionnement du cerveau pour déjouer des réflexes, ainsi que l’analyse transactionnelle, qui vise à mieux se comprendre pour améliorer ses relations avec autrui.
« A cette époque, les organisations du travail se flexibilisent et se mettent à fonctionner en flux tendu. Le statut de la main-d’œuvre change. La gestion des ressources humaines cherche alors à travailler sur les capacités de communication des individus », explique Scarlett Salman. Le développement personnel a aussi pu être utilisé afin de reconnecter les salariés à leurs envies et les aider ainsi à se repositionner sur des nouveaux métiers. Mais avec l’arrivée des risques psychosociaux, « le mandat du coaching s’est étendu à la réduction du stress », ajoute la sociologue. En témoignent les propositions de coaching « pré » ou « post » burn-out. Lesquelles cohabitent désormais avec des pratiques comme la méditation de pleine conscience, qui entend remédier au même problème.
Chez Danone, de tels outils font partie intégrante de la stratégie de qualité de vie au travail. Les 18 000 cadres du géant de l’agroalimentaire peuvent accéder à des séances de coaching ou de méditation de pleine conscience. A l’occasion de la pandémie, une bibliothèque des contenus visant l’efficacité au travail, la santé mentale ou physique a été mise en ligne… « Ces thèmes déclenchent l’utilisation de techniques de développement personnel », convient Bruno Vercken, directeur de la sécurité, de la santé et des conditions de travail du groupe. Ce cadre supérieur, élu du personnel, considère pourtant que ces approches posent une question éthique. Un employeur peut-il exiger d’un salarié qu’il soit résilient ? « Les outils de développement personnel visent à exploiter des leviers personnels de plus en plus profonds. En visant le savoir-être, voire l’être, le risque est d’être intrusif et donc potentiellement discriminant avec les personnes », estime-t-il.
Autant de techniques qui font peser sur les individus les contraintes croissantes du travail, au risque de les culpabiliser. « On travaille dans des systèmes de plus en plus flous, où le défaut d’autorité crée des tensions. On surpondère ce qui relève de la capacité individuelle à gérer les interactions et on sous-pondère l’analyse des situations et des divergences d’enjeux. Or quand vous êtes en friction avec quelqu’un, ce n’est généralement pas un problème de personnes. On psychologise au lieu de voir les symptômes », diagnostique Valérie Brunel, sociologue clinicienne, auteure de l’ouvrage Les managers de l’âme. C’est ce qui explique, par exemple, l’intérêt pour les cours de communication non violente.

« On essayait de me rééduquer »

Ancien cadre informatique chez Michelin, Eric Collenne a pu percevoir les paradoxes de ces outils. Dans son livre La méthode Michelin. Comment rendre les salariés inaptes au travail, où il raconte son burn-out, il évoque avoir écopé de trois jours de formation à la communication non violente après avoir exprimé sa colère à propos de problèmes d’organisation du travail. « J’ai l’impression qu’on essayait de me rééduquer, alors qu’il aurait suffi de m’écouter », estime-t-il. Quelque temps après, il suit une formation à la gestion des conflits. Celle-ci lui enseigne que la manifestation des émotions, normale, doit être accueillie. Un message qu’il juge incohérent. « Lorsque j’ai exprimé les miennes, j’ai été sanctionné », constate-t-il. Cette autre session ne lui a donc été d’aucun secours : « Elle ne permettait pas d’évoquer le sujet des objectifs, ou de toute différence de point de vue avec son manager. »
« Le développement personnel est une façon de donner aux cadres les ressources subjectives pour tenir plus longtemps, mais sans modifier les modes d’organisations du travail », relève Mathieu Detchessahar, professeur de gestion à l’université de Nantes. Ces méthodes ne dépassent guère le cadre individuel. « Le coaching, par exemple, peut libérer la parole, mais comme il institue une relation préservée de tout regard extérieur, cela rend impossible toute évolution de l’organisation », poursuit-il. Chez Danone, « la charge de travail continue à augmenter et les indicateurs de santé au travail sont en dégradation, selon Bruno Vercken. Les séances de sophrologie ou de méditation s’apparentent alors à un dopage sans fin. »

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