Derrière l’accident de Marcoule, une sécurité défaillante

par Clémentine Bagarie / 29 décembre 2011

L'accident mortel survenu en septembre au centre nucléaire de traitement et de conditionnement de Marcoule (Gard) fait suite à de nombreux dysfonctionnements en matière de sécurité. C'est ce que révèle l'enquête menée par Santé & Travail.

Un ouvrier fondeur tué. Quatre autres salariés blessés, dont un grièvement brûlé à plus de 80 %. C'est le bilan du terrible accident survenu le 12 septembre au Centre nucléaire de traitement et de conditionnement (Centraco) de l'entreprise Socodéi, filiale d'EDF, sur le site de Marcoule (Gard). Le Centraco est une unité de fusion et d'incinération de déchets faiblement radioactifs. Ce jour-là, un geyser de métal liquide a jailli au-dessus du four à induction servant à la fusion de déchets, suivi d'un départ de feu. Un accident grave qui ne doit rien à la fatalité et résulte d'une série de dysfonctionnements, comme le démontre notre enquête.

Le four à induction est un gros cylindre qui sert à fondre, entre 1 300° C et 1 600° C, des déchets métalliques ferreux provenant de la maintenance ou du démantèlement d'installations nucléaires. De la ferraille faiblement contaminée : tuyaux, vannes, pompes, outils, etc. L'objectif est de réduire le volume de ces déchets pour les stocker plus facilement. Parfois, lors de la fonte, des poches de gaz sont détectées dans le métal en fusion. L'intervention qui est alors mise en place n'est pas sans danger. Vêtus d'une tenue de protection, des ouvriers doivent aller briser la croûte qui s'est formée sur le dessus de la ferraille en fusion à l'aide d'une barre à mine. « C'est interdit, mais c'est ce qui se pratique un peu partout, car il n'est pas possible de faire autrement », témoigne un travailleur du nucléaire proche du dossier. C'est sans doute une opération de ce type qui est l'origine de la catastrophe du 12 septembre. « L'intervenant doit disposer d'une protection, pour parer à d'éventuels geysers de métal », précise le travailleur du nucléaire. Etait-ce le cas le jour de l'accident ?

Difficile de savoir, compte tenu du caractère laconique des informations délivrées par les entreprises. Selon EDF, il y a eu une « projection de métal liquide au-dessus du four suivie d'un départ de feu » quelques minutes après l'entrée de cinq ouvriers. Deux opérateurs se trouvaient dans le local, selon la Socodéi, citée par l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). L'un est décédé. L'autre a été grièvement blessé. Trois autres personnes ont été blessées à l'extérieur du local. L'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a, elle, classé l'incident au niveau 1 sur l'échelle internationale de gravité des évènements ou INES (pour International Nuclear Event Scale), graduée de 0 à 7.

S'il est courant que des poches de gaz se forment, comment expliquer l'accident ? Pourquoi une explosion d'une telle ampleur s'est-elle produite ? Première explication : la fonte du 12 septembre n'était pas une fusion comme les autres. Dix jours plus tôt, le four s'était arrêté en pleine coulée, suite à une panne électrique. Les déchets n'avaient donc pas fondu intégralement. « Dans ces cas-là, nous avons deux possibilités : vider le four, ou le remettre en marche quand il contient peu de métal refroidi, explique un employé de la Socodéi. Cette fois-ci, le bac n'a pas été vidé. La manœuvre n'avait jamais été effectuée avec autant de matière solidifiée à l'intérieur. Il y en avait quatre fois plus que d'habitude. » Résultat : « La nouvelle charge a été versée par-dessus. Il est possible que la poche de gaz se soit constituée entre la nouvelle ferraille et celle qui s'était solidifiée. »

Pourquoi le four n'a-t-il pas été vidé ? Manque de concertation, répond le salarié de la Socodéi, qui se demande pourquoi personne n'a pris le temps de se renseigner sur les effets possibles d'une telle opération. Par souci d'économie aussi, estime-t-il puisque vider le four prend du temps. Le travailleur du nucléaire proche du dossier parle, lui, d'un pont qui sert à transvaser le contenu du four, mais qui aurait été en panne. Par manque d'entretien ?

De nombreuses insuffisances en matière de sécurité ont déjà été dénoncées sur le site, notamment concernant l'unité d'incinération. L'ASN a ainsi émis près de vingt avis d'incidents depuis 2000, dont plusieurs de niveau 1, parmi lesquels :

- un dépassement de la limite de radioactivité contenue dans des déchets reconditionnés manuellement le 7 mars 2002 ;

- un départ de feu à l'atelier de reconditionnement automatique de déchets à incinérer le 24 février 2003 ;

- un écart sur la masse de matière nucléaire contenue dans les déchets le 7 juillet 2004 ;

- une perte de la ventilation des locaux de l'unité d'incinération sans évacuation du personnel, le 31 juillet 2006 ;

- le dépassement d'une des limites radiologiques pour l'acceptation de déchets le 3 juillet 2007 ;

- le dépassement des limites mensuelles et annuelles de rejets gazeux en tritium le 17 décembre 2007...

Constatant des « lacunes dans la culture de sûreté au sein de l'installation Centraco », l'ASN a demandé en 2010 à l'exploitant de définir et mettre en œuvre des actions visant à améliorer la sûreté. Pourtant, le 25 mai 2011, l'ASN relève, lors du déroulement d'un essai, une perte de la détection de l'alarme incendie sur l'unité d'incinération. Un incident classé au niveau 1. Alors même que, en novembre 2008, un audit interne avait déjà révélé que les essais des détecteurs incendie, qui doivent être réalisés semestriellement, n'étaient programmés qu'une fois par an par l'exploitant, incident lui aussi classé niveau 1. « Une infraction délibérée très grave sur le plan de la sûreté », remarque Jean-Claude Zerbib, spécialiste en radioprotection.

Est-il normal de tolérer de tels dysfonctionnements ? Pourquoi le four a-t-il été rechargé malgré la grande quantité de métal solidifié qu'il contenait encore ? Jusqu'à présent, la Socodéi s'est fendue de quelques communiqués sibyllins sur son site, comme celui diffusé le jour même : « L'accident d'exploitation sur un four de fusion de déchets métalliques a été maîtrisé à 13 h 06 par les équipes d'intervention de l'usine. Il n'y a eu aucun rejet chimique ou radioactif. Il n'y a aucun risque de rejet à venir. Le local dans lequel se trouve le four est intègre. Les deux fours de l'installation ont été arrêtés (...) Une enquête est diligentée afin de déterminer les causes exactes de l'accident d'exploitation survenu dans le four. » Le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) du site a lancé une enquête, confiée au cabinet Technologia. Tandis que, réquisitionnés par le parquet de Nîmes, les inspecteurs de l'ASN sont contraints au secret de l'instruction.

Pour l'instant, le four est sous scellés. « Durant plus d'une semaine, le corps du travailleur décédé n'a pu être extrait des déchets fondus, raconte le salarié de la Socodéi. Dans l'usine, les gens déambulaient, hagards, certains prostrés, livides, malades à l'idée de savoir leur collègue mort de l'autre côté de la porte. » Un cercueil a fini par quitter le site, blindé. L'employé gravement brûlé a été transféré à l'hôpital militaire Percy de Clamart, qui dispose d'un service spécialisé pour les blessés contaminés par la radioactivité. Cinq des treize intervenants de l'unité ne souhaitent plus y retourner travailler, selon le salarié interrogé.

Et les autres travailleurs, des prestataires qui préparaient la ferraille avant qu'elle aille au four, témoins du drame, traumatisés d'avoir vu leurs collègues prendre feu ? « Certains ont été réunis le lendemain de l'accident, répond notre informateur. Mais plutôt que de les écouter, de les choyer, il leur a été proposé une mutation sur un autre chantier, loin de leur famille. Et de prendre la porte pour ceux qui refusaient. Une pression mal vécue. Quelques-uns ont démissionné. »