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La difficile indemnisation des agriculteurs victimes des pesticides

par Eliane Patriarca / 24 mai 2023

Si elle a facilité les demandes de reconnaissance de maladies professionnelles, la création du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides n’a pas levé tous les obstacles pour les agriculteurs. Comme en témoigne le parcours d’Antoine Lambert, président de l’association Phyto-Victimes.

Agriculteur céréalier dans l’Eure (Normandie), Antoine Lambert souffre d’un cancer du sang. Il ne tient pas à s’épancher sur son état de santé, ni sur les effets de la chimiothérapie orale, et résume sa situation en une image : « Maintenant, je ressemble à la batterie d’un vieux téléphone portable. » Président de l’association Phyto-Victimes, laquelle soutient des centaines d’agriculteurs intoxiqués par les produits phytosanitaires, il alerte néanmoins sur les embûches rencontrées pour obtenir la reconnaissance en maladie professionnelle de sa thrombocytémie.

Un an et demi de procédure

En juillet 2021, six mois après le diagnostic, l’agriculteur a envoyé une demande de reconnaissance à sa caisse de la Mutualité sociale agricole (MSA). Celle-ci l’a transmise au Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP), qui instruit tous les dossiers en lien avec les produits phytosanitaires. Ce dernier a renvoyé Antoine Lambert devant le comité de reconnaissance des maladies professionnelles (CRMP-Pesticides), dispositif complémentaire prévu pour les pathologies hors tableau. Et le CRMP a rejeté sa demande, arguant que la réglementation avait limité la concentration de benzène dans les pesticides depuis les années 1990. La commission de recours amiable a confirmé ce rejet. L’agriculteur a dû alors saisir le tribunal judiciaire.
En mars 2023, à la veille de l’audience, le FIVP a soudainement fait volte-face et reconnu le caractère professionnel de sa maladie en lien avec le tableau n° 19 du régime agricole sur les « hémopathies provoquées par le benzène et tous les produits en renfermant ». « La procédure aurait dû prendre quatre mois, elle a duré un an et demi ! », s’indigne Claire Bourasseau, de Phyto-Victimes. Or si le FIVP a été créé fin 2020, c’est justement pour faciliter la réparation des préjudices des victimes des pesticides. Remplit-il son office ? « Phyto-Victimes s’est battu depuis 2016 pour qu’un fonds d’indemnisation soit mis en place, rappelle Claire Bourasseau. Si le FIVP est moins ambitieux que ce que nous souhaitions, il n’en reste pas moins un dispositif unique en Europe et au monde, qui a facilité le processus des demandes de reconnaissance. Cela se traduit d’ailleurs par un nombre croissant de demandes : 226 en 2020, 326 en 2021 et 650 en 2022 dont presque 500 instruites, avec un taux d’acceptation de 85 %. »

Centralisation bénéfique

Une évolution que confirme Christine Dechesne-Céard, directrice de la réglementation de la caisse centrale de la MSA, à laquelle est adossée le FIVP : « Avant la création du fonds, on ne recensait que 50 dossiers, avec un délai moyen d’instruction de deux ans et demi. Désormais, grâce aux équipes dédiées de médecins-experts, le délai est de quatre mois pour une maladie figurant dans un tableau professionnel et de huit pour un dossier qui passe en CRMP, soit en moyenne 4,6 mois par demande. »
La réparation, elle, reste forfaitaire et n’est pas intégrale, comme le demandait Phyto-Victimes. Et parfois l’indemnisation tarde, tant le processus administratif demeure lent et complexe. Antoine Lambert, par exemple, n’est toujours pas indemnisé et ne connaît pas encore le montant de sa rente : « Ce n’est jamais un pactole, et ça ne vous rend pas la santé, dit-il, mais c’est mieux que rien, surtout compte tenu de notre incapacité au travail. » Malgré sa fatigue permanente, sa moindre résistance à l’effort, il n’a pris depuis 2021 que huit jours de congé maladie. « Si je m’arrête, la ferme s’arrête ! », souffle-t-il.
Autre effet positif de la création du FIVP : « Les médecins-conseils centralisent les dossiers émanant des 142 caisses de Sécurité sociale de métropole et d’outre-mer », souligne Christine Dechesne-Céard. Un guichet unique qui procure une « vision d’ensemble du phénomène » et des décisions plus équitables : la création du CRMP-pesticides, qui remplace les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) pour les atteintes liées aux phytosanitaires, a abouti à « une harmonisation des décisions rendues et des taux d’incapacité attribués aux victimes ». Cette centralisation permet aussi aux médecins-experts d’« accroître les connaissances scientifiques et de contribuer ainsi à la création de tableaux de maladies professionnelles », selon la responsable de la MSA : « Par exemple, le grand nombre de demandes reçues par le FIVP concernant des cancers de la prostate provoqués par les pesticides a abouti à la création en 2022 du tableau correspondant. »

Prise en charge des enfants exposés

Le financement du FIVP, assuré par les cotisations accidents du travail-maladies professionnelles et complété par un faible pourcentage d’une taxe sur la vente des produits phytosanitaires, a permis d’étendre le périmètre de l’indemnisation aux agriculteurs qui ont pris leur retraite avant 2002, aux conjoints, mais aussi – et c’est une procédure totalement inédite – aux enfants qui ont été exposés in utero du fait de l’activité professionnelle de la mère et/ou du père. Un dispositif géré par une commission spécifique, pilotée par l’épidémiologiste Isabelle Baldi, qui étudie depuis de nombreuses années les liens entre cancer et exposition aux pesticides. Seuls trois dossiers en 2021 et dix en 2022 ont été déposés, car ce dispositif reste encore méconnu. « Nous nous appuyons sur l’expertise collective de l’Institut national de la santé et de recherche médicale de 2021, qui met en lumière une association entre l’exposition aux pesticides et au moins six maladies et dont une partie est consacrée à l’exposition prénatale des enfants, précise Isabelle Baldi. Mais parmi les demandes, certaines concernent des maladies rares : il faut donc à la fois collecter des connaissances sur ces pathologies et retracer précisément l’exposition professionnelle des parents durant la grossesse. »

Dépister les cancers d’origine professionnelle en milieu agricole
Eliane Patriarca

Les agriculteurs qui s’interrogent sur la potentielle origine professionnelle de leur maladie peuvent s’adresser à l’un des 28 centres de consultations de pathologies professionnelles et environnementales existant en France. Isabelle Baldi, épidémiologiste spécialiste du lien entre cancers et exposition aux pesticides, travaille au sein de celui qui est rattaché au CHU de Bordeaux, le seul pour toute la région Nouvelle-Aquitaine. « Nous recevons tout patient, envoyé ou pas par son médecin, qui veut avoir un avis, une expertise sur l’éventuelle origine professionnelle de sa maladie, précise-t-elle. Les experts de la consultation réalisent un bilan clinique du patient et examinent son histoire professionnelle, au prisme de leur expérience sur les métiers, les produits toxiques utilisés et des liens possibles avec certaines maladies. » Pour les agriculteurs en difficulté, dont la maladie ne correspond pas précisément à un tableau de maladie professionnelle, « nous tentons de construire le dossier le plus solide, le plus argumenté possible pour établir la causalité entre leur maladie et les produits auxquels ils ont été exposés », rajoute l’épidémiologiste.  
A Bordeaux, ces médecins-experts se sont aussi donné une mission proactive face au manque de reconnaissance des maladies liées au travail : aller à la rencontre de malades dont l’origine professionnelle de la pathologie n’a pas été explorée. Et cela pour trois pathologies en lien avec les pesticides : le cancer du poumon dû à l’arsenic, la maladie de Parkinson et les hémopathies malignes. « Un petit questionnaire est remis à chaque patient qui vient au CHU de Bordeaux pour l’une de ces maladies, afin d‘établir s’il a exercé un métier en lien avec les pesticides : agriculteur, jardinier d’espaces publics, entretien des voies ferrées… Si tel est le cas, nous le contactons et lui expliquons notre démarche, explique Isabelle Baldi. Certains ne souhaitent pas s’engager dans une demande de reconnaissance en maladie professionnelle par peur de perdre leur emploi, ou bien en raison du lien personnel qu’ils ont avec l’exploitant agricole.  Si le patient est d’accord, il est convoqué pour une consultation, où l’on va reconstituer le parcours professionnel et les expositions à des pesticides, afin qu’il puisse obtenir une réparation du préjudice subi. »

Plutôt satisfaite de l’existence du FIVP, l’association Phyto-Victimes dénonce cependant des « défaillances inexplicables dans certains dossiers comme celui Antoine Lambert » et le parcours du combattant que subissent encore des agriculteurs malades pour être indemnisés. Du côté du FIVP, on se refuse à tout commentaire sur ce dossier, en se retranchant derrière le souci de confidentialité sur un cas personnel. Pourquoi, malgré la preuve apportée de son exposition au benzène pendant sa carrière et l’existence du tableau n° 19, la présomption d’imputabilité n’a-t-elle pas été respectée pour cet agriculteur ? « Ce qui nous préoccupe aujourd’hui, ce sont toutes les victimes qui se sont retrouvées, ou se retrouvent, dans la même situation qu’Antoine Lambert, déclare Claire Bourasseau. Un agriculteur isolé, qui doit combattre la maladie tout en continuant à travailler, aurait-il l’énergie, les moyens d’aller jusqu’au tribunal ? » « Seul, je n’aurai même pas eu l’énergie de faire la première demande… », reconnaît Antoine Lambert.

Repères
  • Le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) s’adresse à tous les travailleurs exposés aux pesticides, quel que soit le régime de Sécurité sociale dont ils relèvent. Sur son site internet, les victimes peuvent se renseigner sur les démarches et obtenir les formulaires nécessaires. Un numéro vert gratuit est aussi disponible : 0 800 08 43 26.

    L’association Phyto-Victimes dispose elle aussi d’un site internet.