Dioxyde de titane : "L'Europe va-t-elle céder aux lobbies ?"

entretien avec Mathilde Detcheverry, responsable du site veillenanos.fr
par Eliane Patriarca / avril 2019

La responsable du site Internet de l'Association de veille et d'information civique sur les enjeux des nanosciences et des nanotechnologies (Avicenn, voir "Repère") détaille les entraves à la classification du dioxyde de titane comme cancérogène.

Pourquoi le dioxyde de titane (TiO2) fait-il reparler de lui ?

Mathilde Detcheverry : Tout simplement parce que les études s'accumulent sur sa cancérogénicité. Au départ, c'est un pigment blanc très utilisé dans des peintures et revêtements de surface, ainsi que dans de nombreux produits de consommation, des aliments aux dentifrices en passant par le maquillage. Mais aujourd'hui, il est de plus en plus utilisé sous forme de nanoparticules, comme filtre UV dans les crèmes solaires, ou encore comme agent dépolluant, sur des fenêtres par exemple.

Que lui reproche-t-on, plus précisément ?

M. D. : En 2006, le Centre international de recherche sur le cancer a classé le TiO2 comme cancérogène possible chez l'homme, avec une présomption de risque par inhalation concernant surtout les travailleurs exposés. Dix ans plus tard, l'Agence nationale de sécurité sanitaire a considéré que le TiO2 devait être classé plus strictement au niveau européen, comme cancérogène supposé (catégorie 1B) par inhalation. L'étiquetage du TiO2 dans des produits grand public aurait été obligatoire, avec des restrictions à la clé. Les fédérations de la chimie et des peintures ont alors opéré une contre-offensive massive. En 2017, le comité d'évaluation des risques de l'Agence européenne des produits chimiques (Echa) a opté pour un classement moins contraignant, comme substance suspectée de causer le cancer (catégorie 2, sans restriction).

Sous l'influence de fabricants et industriels, la Commission européenne voudrait revoir ce classement encore à la baisse, en réduisant sa portée à la forme poudre. La France et d'autres Etats membres, ainsi que des ONG et la Confédération européenne des syndicats, s'y opposent car le TiO2 peut être inhalé sous forme d'aérosol, par exemple. La Commission a du coup repoussé le vote à plusieurs reprises depuis un an.

C'est la première fois que la Commission ne suit pas l'avis de l'Echa, malgré les études scientifiques attestant de la toxicité du TiO2. Les entreprises, qui n'ont pas fourni les informations requises pour une bonne évaluation, ont déployé un lobbying intense. Si la classification n'est pas votée ce mois-ci, elle risque, avec les élections européennes, d'être reportée aux calendes grecques, pour la plus grande satisfaction des fédérations professionnelles ! L'Europe va-t-elle céder aux lobbies ou tenir son rôle de protecteur de la santé au travail et environnementale ?

Sur le colorant alimentaire E171, qui contient du TiO2, la France a elle aussi multiplié les revirements...

M. D. : En effet ! Début 2017, une étude de l'Institut national de la recherche agronomique a montré que l'ingestion de nanoparticules de TiO2, présentes dans le E171, favorisait la croissance des cellules précancéreuses du côlon chez des rats. L'an passé, le gouvernement s'est engagé à suspendre le E171, une suspension confortée par les parlementaires dans la loi alimentation votée à l'automne. Mais le 8 janvier dernier, le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, a annoncé qu'il n'appliquerait pas cette mesure, estimant qu'il n'y avait pas de preuve suffisante de danger. Trois jours plus tard, revirement face à la pluie de réactions négatives : il s'est engagé à signer l'arrêté de suspension du E171 autour du 15 avril !

La France devra alors notifier sa décision à la Commission européenne. Comme il est peu probable que Bruxelles et les autres Etats membres décident d'étendre cette mesure à l'échelon communautaire, la France adoptera une clause de sauvegarde interdisant le E171 sur son territoire, à l'instar de ce qu'elle a fait pour le bisphénol A.