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Double condamnation pour des inaptitudes

par Martine Rossard / avril 2018

Deux ex-salariés de l'entreprise agroalimentaire Nutréa, intoxiqués par des pesticides, puis licenciés pour inaptitude, ont obtenu la condamnation de leur employeur pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, après avoir fait reconnaître sa faute inexcusable.

Les victimes de maladies professionnelles, indemnisées à ce titre, peuvent-elles aussi l'être par les prud'hommes à la suite d'un licenciement pour inaptitude ? On pourrait le penser à la lecture de deux récentes décisions de justice. Celles-ci concernent deux anciens salariés de la SAS Nutréa nutrition animale (NNA), à Plouisy (Côtes-d'Armor), une usine de céréales pour animaux, filiale de la coopérative agricole Triskalia. Laurent Guillou et Stéphane Rouxel, victimes comme d'autres de leurs collègues d'une intoxication à des pesticides, ont été licenciés pour inaptitude en 2011 après avoir développé une hypersensibilité multiple aux produits chimiques (MCS). Leur entreprise a été condamnée en décembre dernier par les prud'hommes de Lorient (Morbihan) à leur verser des dommages et intérêts - équivalents à un an de salaire - pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Plus précisément, pour manquement à l'obligation de sécurité et insuffisance de recherche de reclassement.

L'intérêt de ces décisions tient à deux éléments. Tout d'abord, l'employeur ne fera pas appel. "Sans doute pour éviter une nouvelle médiatisation de l'affaire", estime Serge Le Quéau, militant de Solidaires Bretagne mobilisé depuis le début sur ce cas, aux côtés de collectifs de soutien aux victimes de pesticides. Ensuite et surtout, les deux salariés avaient déjà obtenu une indemnisation des préjudices liés à leur pathologie, après la reconnaissance de la faute inexcusable de leur employeur par le tribunal des affaires de Sécurité sociale (Tass) de Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor). Soit une réparation de quelque 100 000 euros pour les préjudices de souffrance morale et physique et de déficit fonctionnel temporaire.

 

Une jurisprudence restrictive

 

Cette double procédure - auprès des prud'hommes après le Tass ou inversement - n'est pourtant pas encouragée par la jurisprudence. En effet, plusieurs décisions de la Cour de cassation statuent que la majoration de la rente liée à la reconnaissance de la faute inexcusable répare également la perte des gains professionnels. Exit donc les prud'hommes pour réclamer réparation de la perte de salaire liée à un licenciement pour inaptitude. La haute juridiction a ainsi jugé (Cass. soc. no 11-20074, 29 mai 2013) que "relève de la compétence exclusive du tribunal des affaires de Sécurité sociale l'indemnisation des dommages résultant d'un accident du travail, qu'il soit ou non la conséquence d'un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité". L'année suivante, elle avait refusé de reconnaître des droits à indemnisation pour un salarié qui, pour elle, invoquait devant le Tass "les mêmes faits et manquements de l'employeur que ceux invoqués devant la juridiction prud'homale" (Cass. soc. no 13-16497, 23 octobre 2014)

"Ces décisions limitent mais n'interdisent pas le recours aux prud'hommes après une décision du Tass", déclare néanmoins Me Lafforgue, l'avocat des plaignants, spécialisé dans la défense des victimes du travail et de l'environnement. "Le Tass indemnise les préjudices de souffrances morales et physiques d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, poursuit-il, mais pas les préjudices liés aux conditions de la rupture du contrat de travail A son avis, "le salarié peut obtenir aux prud'hommes la sanction d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse ou celle du non-respect des obligations de reclassement, comme nous venons de le faire avec succès". En revanche, les demandes relatives à la perte de droits à la retraite ou à celle de chances de promotion professionnelle n'ont pas vocation à être portées devant les prud'hommes après la reconnaissance d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, a fortiori en cas de faute inexcusable.

Cette analyse semble être confortée par celle d'un autre avocat, Me Jean-Julien Perrin, maître de conférences associé à l'Ecole de droit de Clermont-Ferrand. Dans un article paru dans La Semaine juridique1 il constate que certaines juridictions de fond refusent des dommages et intérêts à des salariés invoquant un licenciement sans cause réelle et sérieuse pour manquements de l'employeur à son obligation de sécurité, estimant qu'ils réclament en réalité la réparation d'un préjudice né d'une maladie professionnelle ou d'un accident du travail. Mais, écrit-il, "il semble néanmoins juridiquement contestable d'interdire au salarié l'accès au conseil des prud'hommes dans la mesure où les dommages et intérêts pour licenciement abusif se distinguent de l'indemnisation pour perte d'emploi. Deux jugements d'appel ont confirmé cette voie sans avoir été cassés à ce jour.

 

"Préjudices considérables"

 

Dans les affaires de MM. Guillou et Rouxel, l'avocat de l'employeur avait d'ailleurs contesté la compétence des prud'hommes, jurisprudences à l'appui, affirmant que toute demande d'indemnisation au titre d'un préjudice né d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle relevait "exclusivement" de la compétence du Tass. Il avait mis en avant les avis d'inaptitude, les propositions de reclassement et, pour Stéphane Rouxel, alors délégué du personnel, l'autorisation de licenciement donnée par l'Inspection du travail. Le conseil des prud'hommes s'est déclaré cependant compétent, en rappelant que le Tass n'avait pas statué - et n'avait pas à le faire - concernant le bien-fondé du licenciement. Pour les conseillers prud'homaux, "le licenciement est dû aux manquements de l'employeur" : insuffisance des mesures de prévention en vue d'assurer la sécurité et la santé des salariés - également signalée par l'Inspection du travail et le CHSCT - et propositions de reclassement inadaptées.

Le tribunal semble aussi avoir été sensible à la situation dramatique rencontrée par les deux ex-salariés. Ceux-ci avaient souligné un "préjudice considérable", la perte "injustifiée" de leur emploi et la quasi-impossibilité d'en retrouver un autre. Me Lafforgue avait fourni plusieurs fiches toxicologiques des pesticides incriminés ainsi que divers documents (articles, rapports, thèses) sur l'hypersensibilité multiple aux produits chimiques et sa gravité. Interrogé par Le Télégramme, l'avocat a émis l'espoir que le jugement "porte un coup d'arrêt aux pratiques scandaleuses" de l'employeur.

D'autres salariés de NNA sont dans la même situation, dont un, Gwenaël Le Goffic, s'est suicidé. Son acte a été depuis reconnu comme accident du travail. Sa veuve a engagé devant le Tass une procédure en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur. Au-delà des condamnations civiles, les victimes attendent aussi des condamnations pénales. Et elles participent à la mobilisation pour dénoncer le scandale sanitaire autour des pesticides. Depuis qu'un appel regroupant 84 000 signatures a été déposé au bureau des pétitions de l'Union européenne, avec le soutien de députés écologistes, une commission d'enquête sur l'utilisation des pesticides est prévue au printemps en Bretagne pour, précise Serge Le Quéau, "non application des textes européens et conséquences pour les salariés et les riverains".

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    La Semaine juridique - Social n° 38, 26 septembre 2017.