© Amélie Laurin
© Amélie Laurin

Enseigner après la mort de Samuel Paty

par Corinne Renou-Nativel / 12 novembre 2020

L’assassinat du professeur d’histoire et géographie, le 16 octobre dernier, à la suite d’un cours sur la liberté d’expression, témoigne de difficultés que les enseignants doivent affronter souvent seuls. Un enjeu en termes de santé au travail.

Après la sidération, c’est souvent par un surcroît de combativité qu’ont réagi les enseignants après l’annonce de l’assassinat de Samuel Paty. « Beaucoup ont ressenti le besoin de réaffirmer qu’ils portent les valeurs de la République auprès des élèves, d’ouvrir les espaces de connaissance, de culture, de respect et de côtoiement du pluriel essentiels pour construire les individus de demain », assure Cécile Berterreix, professeure des écoles et formatrice à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPE). Mais le stress et l’angoisse sont généralement montés d’un cran. « En 2015, quand Daesh avait appelé à attaquer l’école, nous avions une inquiétude qui a fini par s’effacer, relève Yannick Lefebvre, secrétaire académique du Snes-FSU à Reims. Maintenant qu’a eu lieu un premier attentat contre un enseignant en France, nous savons qu’un autre peut se produire. »    

Autocensure

Une partie de la profession risque de s’autocensurer sur certains sujets, avec un coût psychique lié à ce renoncement. « Cette attitude existait avant la mort de Samuel Paty, indique Hervé Moreau, en charge des questions de santé au travail à la FSU. Sur les sites de discussions, certains disaient déjà hésiter ou reculer devant les réactions des élèves pour éviter de choquer ou d’être mis en difficulté. » Et le stress provoqué par cet attentat peut être réactivé par des incidents, comme la contestation par des élèves ou des parents d’une note jugée trop faible, du contenu d’un cours, ou encore accusation d’un geste déplacé. Un stress vécu, qui plus est, dans une relative solitude, faute de temps dédié aux échanges entre pairs.  « Il n’existe pas d’espace régulier et institutionnel où l’on puisse “ déplier ” le travail, analyser les difficultés, précise Cécile Berterreix. Tout repose sur des initiatives locales. » « Les cas extrêmes de la mort de Samuel Paty ou du suicide en mars 2019 de Jean Willot, un instituteur d’Eaubonne, après la plainte d’une mère, ne doivent pas effacer les situations intermédiaires où des collègues déstabilisés par des mises en cause sont susceptibles de traverser des épisodes dépressifs », souligne Hervé Moreau. Yannick Lefebvre constate l’augmentation de ces difficultés : « Longtemps, dans la petite académie de Reims, nous n’avions qu’un cas tous les deux ou trois ans de collègue accusé à tort d’actes, de gestes ou de paroles inappropriés. Ces trois dernières années, c’est deux par an pour notre seul syndicat. En général, ces dénonciations se dégonflent rapidement, mais entretemps le nom de l’enseignant circule sur les réseaux sociaux et le mal est fait. » Si ces faits demeurent rares, ils pèsent toutefois sur les professeurs par leur dimension emblématique.   

Manque de soutien

Le soutien de la hiérarchie s’avère aussi aléatoire. Un chef d’établissement peut rappeler à des parents que c’est à l’institution de juger du bien-fondé d’un enseignement ou accompagner, comme ce fut le cas pour Samuel Paty, un professeur au commissariat pour un dépôt de plainte. « Mais quel que soit le sujet de la mise en cause, la tendance est d’être d’abord à l’écoute des parents et des élèves et de demander des comptes aux enseignants », note Hervé Moreau. Yannick Lefebvre renchérit : « Si une plainte est déposée, souvent, l’enseignant est convoqué par sa hiérarchie qui lui demande de quitter sur le champ l’établissement et il n’a plus aucun contact avec l’administration. »
La protection fonctionnelle dont bénéficient les agents de la fonction publique, lorsqu’ils s’estiment victimes d’intimidations ou d’agression, reste très peu utilisée. « C’est à l’État employeur de décider de l’action à mener, du simple rappel à la loi auprès des responsables d’injures ou de menaces jusqu’à l’aide au dépôt de plainte en prenant en charge des frais judiciaires, ce qui évite l’externalisation du problème, explique Yannick Lefebvre. Mais les collègues ne sont pas informés qu’ils disposent de ce droit et les délais de réponse sont souvent d’un à deux mois. »
En cas de souffrance psychique des personnels, le réseau PAS (Prévention, Aide et Suivi), mis en place par la MGEN, apporte une réponse d’urgence avec la possibilité d’avoir trois rendez-vous téléphoniques avec un psychologue. « Mais sans prévention primaire en retour et une meilleure prise en compte des difficultés par l’employeur, cela reste une façon d’externaliser les difficultés », regrette Yannick Lefebvre.

« Démerdenciel »

Le contexte sécuritaire a conduit le ministère à changer à deux reprises les modalités de la rentrée du 2 novembre, ce qui a suscité colère et fatigue, selon Cécile Berterreix : « Ces annonces ministérielles contradictoires et tardives sur l’accueil des élèves le jour de la rentrée, avec un délai très court pour la réflexion sur des sujets importants, ont été mal vécues. » Avec une rentrée finalement maintenue à 8 heures, les enseignants des collèges et lycées n’ont pas eu le temps de s’accorder pour définir qui évoquerait l’attentat avec les élèves. « Une consœur a parlé de “ journée de la honte ”, témoigne Yannick Lefebvre. Avant la minute de silence à 11 heures, nous avons dû lire la lettre de Jean Jaurès de 1880 destinée aux instituteurs, dont la syntaxe et le contexte appartiennent à une autre époque. Avec pour seul accompagnement quelques documents sur le site Eduscol. Un mot circule de plus en plus dans la profession : le “ démerdenciel ”. A chacun de se débrouiller comme il peut. »