Entreprise : le management en accusation chez l'Ecureuil

par Michel Delberghe / janvier 2013

Remise en cause par une récente décision de justice pour ses effets nocifs, la méthode "benchmark" utilisée par la Caisse d'épargne Rhône-Alpes instaure une compétition de tous les instants entre les salariés... au risque de les épuiser.

La justice peut-elle remettre en cause les méthodes d'organisation du travail et de gestion des ressources humaines adoptées par une entreprise ? Dans un jugement rendu le 4 septembre 2012, le tribunal de grande instance de Lyon s'est en tout cas explicitement prononcé contre le recours au "benchmark" au sein de la Caisse d'épargne Rhône-Alpes, un système de mesure de la performance des salariés, généralisé dans cet établissement bancaire depuis 2007. La décision condamnant la direction de la Caisse d'épargne à verser 10 000 euros de dommages et intérêts au syndicat Sud, à l'origine de l'action en justice, n'est pas exécutoire. Mais pour Me Stéphane Ducrocq, avocat de Sud, elle représente une avancée : "Pour la première fois, c'est l'organisation du travail de tout un collectif qui est remise en cause à titre préventif."

Les rapports alarmants et les mises en garde réitérées - plus d'une cinquantaine de documents - provenant de l'Inspection et des médecins du travail, des assistantes sociales, ou du CHSCT, ainsi que les conclusions de l'étude menée par l'Aravis1 , en 2008, ont révélé la nature et l'ampleur des troubles provoqués par le "benchmark". De ces éléments accablants, le tribunal a conclu que "l'organisation collective de travail basée sur le benchmark compromet gravement la santé des salariés". Les magistrats ont invoqué l'article L 4121-1 du Code du travail qui stipule que "l'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs". Dans leurs attendus, les juges ont rappelé que l'employeur "doit prévenir le risque et non intervenir a posteriori""Il est de jurisprudence constante que l'obligation de sécurité est une obligation de résultat", assurent-ils.

Soumis au classement

Le syndicat Sud a choisi de cibler la caisse de Rhône-Alpes, car cette fédération régionale était la plus en pointe dans la mise en oeuvre, poussée à l'extrême, du "benchmark". Par le biais d'outils informatiques sophistiqués, réactualisés en continu, chaque salarié s'est retrouvé soumis à un classement, établi en comparant son activité à celle de ses collègues, chaque agence étant également évaluée selon les résultats des autres. Le système d'information a également été conçu pour analyser l'efficacité des commerciaux et leur taux de succès, selon le temps passé lors des appels téléphoniques, des contacts ou des rendez-vous... Quant au montant de la part variable des rémunérations, de l'ordre de un à deux mois de salaire, il est fixé selon le classement établi, en prenant en compte des indicateurs d'activité individuelle et de performance collective.

"Chaque matin, les compteurs étaient remis à zéro. Nous étions des machines de guerre pour convaincre les clients... et trouver des combines pour gagner des places", témoigne, sous le sceau de l'anonymat, un des commerciaux de la caisse. "Nous étions soumis à une course permanente sur des critères qui nous échappaient, souligne un autre. Le système de benchmarka été établi pour un monde virtuel, hors de la vraie vie. Il ne tient pas compte de l'environnement géographique, économique et social des agences. Les résultats ne sont pas les mêmes selon que l'on est à Vénissieux, Vaulx-en-Velin, au centre de Lyon ou à la frontière suisse."

"Cette méthode est ambivalente, analyse Nicolas Fraix, psychologue du travail. Un salarié peut améliorer ses résultats sans être pour autant récompensé. Il risque même d'être déclassé parce que ses collègues ont fait mieux que lui." Selon les responsables de Sud : "la surperformance louée dans les agences a donné lieu à des dérives inacceptables, au regard de l'éthique à l'égard des clients.""L'objectif du benchmark est d'identifier les processus les plus efficaces et professionnels pour aider l'organisation à atteindre ses objectifs", avancent pour leur part les dirigeants de la Caisse d'Epargne, qui peuvent se prévaloir d'une progression des résultats économiques et financiers. "Au prix d'un coût humain inacceptable", assure un médecin du travail de Grenoble. Les conséquences de cette organisation se sont révélées en effet désastreuses pour les salariés.

Messages d'alerte

En 2008, l'Aravis s'était inquiétée des effets "d'une course sans fin à la performance" dans un rapport sur les risques psychosociaux au sein de la Caisse de Rhône-Alpes. En 2009, les médecins du travail renouvelaient "leur message d'alerte devant la dégradation de la santé des salariés". Une aggravation amplifiée, selon Sud, par "le sentiment d'instabilité permanent, faute de se situer dans les objectifs", et par "une culpabilisation de fait de la responsabilité de chacun dans le résultat collectif". Sous la pression des syndicats et du CHSCT, un "plan d'action qualité de vie au travail" a bien été adopté en 2009, prévoyant la création d'un observatoire des risques psychosociaux et la mise en place d'un numéro Vert. Mais cela n'a pas suffit. Mutations d'office, notamment dans la hiérarchie intermédiaire, départs anticipés, demandes de mobilité de salariés pas très bien référencés et pénalisés dans l'évolution de leur carrière : le turn-over s'est accéléré au sein d'un établissement qui "a admis avoir dû reclasser en urgence 60 à 80 personnes en grande souffrance", selon Me Ducrocq. Les suicides, en 2011, de deux salariés en Provence-Alpes-Côte d'Azur et en Franche-Comté, ont accéléré la prise de conscience des conséquences de ce mode de gestion du personnel.

"Il est normal qu'une direction veuille évaluer les personnes et il paraît logique de contrôler leur activité. Là, on assiste au dévoiement d'une pratique qui institutionnalise la compétition individuelle. Cette concurrence peut produire des résultats bénéfiques à court terme ; elle peut se révéler désastreuse à plus longue échéance", relève Emmanuel Abord de Chatillon, professeur à l'Institut d'administration des entreprises (IAE) de l'université de Grenoble-II. En période de crise, dans un climat de concurrence acharnée, "les outils de mesure des performances ou du niveau d'activité peuvent se révéler très utiles et efficaces", remarque pour sa part Mathieu Detchessahar, professeur de management à l'IAE de Nantes. A condition que "les dimensions individuelles et collectives du travail en équipe soient bien prises en compte, pas seulement pour vérifier des résultats mais pour confronter des pratiques, des compétences et des savoir-faire", insiste-t-il

Le jugement du tribunal de Lyon aura-t-il pour effet de remettre en cause une méthode qui continue de servir de référence au sein de l'établissement ? La direction a fait appel de la décision. Quoi qu'il en soit, pour Me Ducrocq le jugement initial "suffit pour engager automatiquement la faute inexcusable de l'employeur" en cas d'atteintes à la santé des salariés. L'employeur "ne pourra pas se retrancher derrière un "je ne savais pas"", affirme l'avocat.

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    Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail de Rhône-Alpes