Une étude pour prévenir les inaptitudes
En Occitanie, une surveillance épidémiologique menée avec des services de santé au travail permet d’établir un lien entre les inaptitudes, les pathologies et les métiers des salariés. Voilà qui ouvre des perspectives pour une prévention mieux ciblée.
Suite aux réformes des retraites, les 60-64 ans font désormais partie de la population en âge de travailler. En 2020, la direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques (Drees) du ministère de la Santé estimait l’espérance de vie sans incapacité à la naissance à 65,9 ans pour les femmes et 64,4 ans pour les hommes. Ces chiffres sont bien sûr des moyennes. Mais on comprend vite que la dernière partie de la vie professionnelle est très fragile sur le plan de la santé, ce problème touchant une part importante des salariés. Déjà, en 2017, plus de 100 000 personnes en France étaient inscrites à Pôle emploi à la suite d’une déclaration d’inaptitude.
Dans ce contexte, décrire précisément les pathologies sources d’inaptitudes, en y associant les caractéristiques des salariés et leur métier, peut contribuer à mieux cerner les cibles et les objectifs de la prévention.
C’est le but du programme Ioda, acronyme d’« Inaptitude en Occitanie : diagnostics et analyses ». Dans cette région, la part des 60-64 ans représente 12 % de la population âgée de 20 à 64 ans. Pendant un an, plus de 1,2 million de salariés ont été suivis par 23 services de santé au travail interentreprises (SSTI). Les données récoltées ont permis d’identifier des liens entre certaines situations professionnelles et certaines pathologies conduisant à la déclaration d’une inaptitude.
Au cours de cette phase, 8 366 salariés ont été déclarés inaptes, soit un taux d’incidence de près de 8 salariés pour 1 000 (7,9 [7,8-8,1])1
. Ce taux est comparable aux rares estimations réalisées antérieurement sur un nombre plus faible de travailleurs. Comme attendu, les groupes de maladies le plus fréquemment en cause étaient celui des troubles musculosquelettiques (TMS) et celui des troubles mentaux ou du comportement (TMC), avec, pour chacun, un taux d’incidence annuel d’environ 3 pour 1 000 salariés.
Parmi les TMS, les lombalgies, sciatalgies et cruralgies sont les plus présentes. Le risque d’inaptitude du fait d’un TMS est plus grand chez les femmes et augmente fortement avec l’âge : il est six fois plus élevé pour les plus de 55 ans que pour les moins de 25 ans. Les trois métiers les plus concernés, par rapport à la catégorie de référence « technicien ou agent de maîtrise », sont ceux d’ambulancier, d’aide à domicile ou aide-ménagère et d’ouvrier de production agroalimentaire.
Un lien entre profil du salarié et maladie
Du côté des TMC, les troubles dépressifs sont le plus souvent en cause. Le risque d’inaptitude du fait d’un TMC se révèle encore plus important pour les femmes. Il représente le double de celui encouru par les hommes. Il augmente également avec l’âge mais beaucoup moins que pour les TMS. Les trois métiers les plus touchés, par rapport à la catégorie de référence « secrétariat supérieur »2
, sont aussi très différents : standardiste, cadre infirmier et responsable de petit magasin ou cadre d’exploitation de magasin.
Le lien entre profil du salarié et maladie associée à l’inaptitude a été précisé au sein de la population étudiée (salariés déclarés inaptes), en prenant en compte simultanément les différentes caractéristiques influençant le risque. Par exemple, si on est une femme, la pathologie à l’origine de l’inaptitude sera plus souvent une cervicalgie ou une névralgie cervico-brachiale, un TMS des poignets ou des mains, une polyarthrite ou un épisode dépressif. Plus on est jeune, plus l’inaptitude sera déclarée en raison d’un épisode dépressif ou de troubles anxieux. Si on exerce depuis longtemps un des métiers du travail du métal ou de la coiffure ou de l’esthétique, l’inaptitude sera davantage prononcée pour une tumeur maligne.
En appui de l’expérience clinique
De nombreuses enquêtes sur les inaptitudes ont déjà été publiées. Le projet Ioda s’en distingue de plusieurs façons. Il montre d’abord que des SSTI sont capables de se fédérer autour d’un objectif commun et de s’entendre pour produire un résultat collectif malgré leurs différences d’organisation et d’outils informatiques. La proximité apportée par leur structuration actuelle est un avantage pour nouer des coopérations.
D’autre part, aucune des études passées n’a porté sur un nombre aussi important de salariés et très peu ont calculé des taux d’incidence. Ce volume permet de préciser les estimations et d’affiner les caractéristiques professionnelles. Ainsi, en identifiant des groupes de métiers, avec un nombre plus restreint de personnes connaissant les mêmes difficultés, les équipes de santé au travail seraient en mesure de proposer des actions de prévention plus opérationnelles.
En outre, ce programme donne une connaissance de la pathologie principale ayant motivé l’inaptitude. Nos résultats montrent que suivant la nature de l’atteinte à la santé, ce ne sont pas les mêmes professions qui sont exposées au risque d’inaptitude. On peut alors envisager de décrire par métiers les causes les plus fréquentes de difficulté professionnelle ; ceci permettrait là aussi de concevoir des plans d’actions ciblés et adaptés aux déterminants qui ont été mis en lumière.
On peut également en faire un outil de communication intéressant auprès des entreprises et des partenaires sociaux. Déjà, ce projet a alimenté le diagnostic territorial d’Occitanie et il contribuera à la définition des priorités d’action du quatrième plan régional santé-travail (PRST4) pour les cinq ans à venir. Les résultats de l’observatoire peuvent aussi servir au médecin du travail et aux équipes pluridisciplinaires pour appuyer leur expérience clinique lors de rencontres avec des employeurs, dans des réunions de commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) ou au cours de séances de sensibilisation au maintien dans l’emploi.
Par sa puissance, le dispositif Ioda maximise l’intérêt des dispositifs quantitatifs pour dénombrer, ordonner, comparer les groupes à risques. En le pérennisant, il serait possible de dégager des tendances, de voir émerger des problématiques nouvelles. A plus long terme, compte tenu du délai important entre action de prévention primaire et résultat sur le maintien dans l’emploi, il pourrait contribuer à l’évaluation des programmes de prévention.
Un dispositif qui gagnerait à être élargi
Toutefois, malgré son ampleur et les informations qu’il recueille sur les pathologies, ce dispositif présente quelques limites. D’abord, il n’a concerné que les salariés pris en charge par les SSTI ; nous ne disposons donc pas de données sur les personnes suivies par les services autonomes, ni sur celles qui travaillent dans les trois fonctions publiques ou le secteur agricole. Son élargissement à l’ensemble des travailleurs serait très intéressant pour la conduite des politiques publiques. Cela poserait cependant des questions techniques puisque la notion d’inaptitude est différente entre les secteurs privé et public. Ce point plaide pour inclure dans l’étude l’analyse des propositions d’aménagement de poste ; en effet, quel que soit le statut des salariés, celles-ci sont équivalentes et comparables.
Ensuite, en se focalisant uniquement sur les inaptitudes, le projet Ioda ne met en évidence que les issues malheureuses du processus de désinsertion professionnelle, quand l’adaptation du poste n’a pas été possible. Il donne donc une vision tronquée des actions de maintien dans l’emploi conduites par les SSTI. Factuellement, les médecins du travail font au moins cinq fois plus de propositions d’aménagement que de déclarations d’inaptitude. De nombreux salariés demeurent en poste malgré des difficultés de santé. Nous ne savons donc pas si les personnes inaptes sont représentatives de l’ensemble de ces salariés ou si elles constituent un sous-groupe spécifique. Des travaux menés par un des services participant au programme montrent des différences significatives sur les plans démographiques, socioprofessionnels et de la santé entre les salariés déclarés inaptes et ceux ayant bénéficié d’une demande d’aménagement. Inclure ces derniers dans le dispositif permettrait d’avoir une vision plus complète des populations nécessitant des interventions de maintien dans l’emploi, afin de mieux éclairer la décision pour les programmes de prévention.
Idéalement, pour identifier les déterminants du processus de désinsertion, il faudrait aussi recueillir les facteurs de risque et les signes précoces d’une difficulté à exercer son métier, avant même l’intervention du médecin du travail. Or de nombreux salariés ont peur des conséquences d’un avis formel que celui-ci pourrait donner. Il faut souvent une dégradation importante de l’état de santé et plusieurs consultations pour que les personnes acceptent l’appui des professionnels. Cela constitue un autre frein.
- 1Les deux chiffres entre crochets représentent l’intervalle de confiance, à l’intérieur duquel on a 95 % de chances d’avoir la vraie valeur, celle trouvée si on avait fait le calcul sur la population entière.
- 2Raccourci de « Personnel de secrétariat de niveau supérieur », terme utilisé par l’Insee dans son répertoire des Professions et catégories socioprofessionnelles (PCS), notamment pour ses enquêtes auprès des ménages.
A lire
• « En 2020, l’espérance de vie sans incapacité à 65 ans reste de 12,1 ans pour les femmes et de 10,6 ans pour les hommes », par Thomas Deroyon, Etudes & Résultats n° 1213, octobre 2021.
• « Licenciés pour inaptitude : les effets positifs de l’accompagnement par Pôle emploi », par Guillaume Blache et Abdelwahed Mabrouki, Eclairages et synthèses n° 31, mars 2017.
Repère : Quand l’épidémiologie s’appuie sur le terrain
Les informations recueillies pour Ioda étaient déjà enregistrées en routine dans les logiciels des SSTI, excepté la maladie en cause dans l’inaptitude. Le thésaurus pour coder celle-ci a été défini par les médecins du travail. Puis les éditeurs informatiques ont été sollicités pour permettre une saisie simple de la pathologie lors de la visite d’inaptitude et une requête d’extraction de l’ensemble des données. Ces adaptations ont été testées par certains services avant leur déploiement. Les résultats et leur interprétation ont été discutés en comité technique.