© AdobeStock
© AdobeStock

Europe : les risques professionnels à la barre

par Eliane Patriarca / avril 2021

Droit de retrait, expositions toxiques, accidents du travail… L’Institut syndical européen avait le choix des sujets pour sa conférence des 24 et 25 février sur le recours à la justice en matière de santé au travail. Une voie souvent nécessaire pour faire respecter la réglementation.

Adoptée en 1989, la directive-cadre européenne relative à la sécurité et à la santé au travail1 a marqué un tournant décisif pour les droits des salariés. Tous les pays de l’Union européenne l’ont transposée.
Trois décennies plus tard, un constat s’impose : les principes fondamentaux de cette directive, qui contraint les employeurs à adapter les conditions, équipements et méthodes de travail afin de garantir la santé des salariés, sont loin d’être suffisamment appliqués dans les Etats membres. Notamment parce que les organismes de contrôle, comme l’Inspection du travail en France, ne disposent ni des pouvoirs ni des effectifs suffisants pour faire respecter la législation.
Dès lors, l’action en justice s’impose comme un ultime recours pour les travailleurs et leurs représentants. « Utilisée de manière stratégique, la voie judiciaire permet d’améliorer les principes généraux de prévention et de développer la jurisprudence », estime l’Institut syndical européen (Etui), en préambule de la conférence internationale qu’il a organisée sur le sujet les 24 et 25 février dernier. Les juristes et syndicalistes invités ont témoigné d’une diversité d’approches sur le Vieux Continent. Si les contentieux juridiques engagés en France sur le préjudice d’anxiété ou le harcèlement moral, avec le procès France Télécom, ont valeur d’exemples, d’autres expériences emblématiques montrent le bien-fondé d’une stratégie judiciaire.

Bataille belge sur le droit de retrait

Le 4 janvier dernier, a débuté à Bruxelles un procès exemplaire sur le droit de retrait. Il oppose la Société des transports intercommunaux de Bruxelles (Stib) à un collectif de 215 conducteurs de bus. En mai 2020, lors de la première vague de Covid-19, plus de 1 300 agents ont exercé simultanément leur droit de retrait durant une semaine, estimant que la situation sanitaire menaçait leur santé et celle des voyageurs. La direction de la Stib a répliqué par des sanctions financières et disciplinaires.
Le droit de quitter son poste de travail en cas de danger grave et imminent pour la vie ou la santé du travailleur figure pourtant dans la directive-cadre de 1989 ; et il est inscrit dans le Code belge du bien-être au travail. « Mais il était resté quasiment inactivé en Belgique jusqu’à l’arrivée du Covid-19 », explique Laurent Vogel, chercheur associé à l’Etui. La prochaine audience se déroulera… en octobre 2022. Un tribunal du travail belge se prononcera explicitement sur cette question pour la première fois. « Ce droit individuel – une insubordination justifiée par un droit humain fondamental, la santé au travail – s’avère un outil essentiel pour une mobilisation collective et la création d’un rapport de forces en vue d’une meilleure prévention », analyse Laurent Vogel. Depuis le début de la crise sanitaire, des centaines d’agents de la Stib ont été contaminés ; deux chauffeurs de bus sont morts du Covid-19.
L’exposition professionnelle au chrome hexavalent, une substance cancérigène, a été au cœur de deux grosses affaires aux Pays-Bas : l’une, révélée en 2014, concerne des travailleurs dans certains ateliers de maintenance du ministère de la Défense ; l’autre, qui a éclaté en 2016, des chômeurs en réinsertion dans la municipalité de Tilburg.
Pour épargner aux victimes de longues procédures judiciaires, les syndicats ont privilégié un règlement à l’amiable avec l’employeur, assorti d’un dispositif d’indemnisation. La FNV, la plus grande fédération syndicale néerlandaise, a immédiatement demandé la constitution d’une commission d’enquête indépendante et, en même temps, la mise en place d’indemnisations provisoires pour les salariés ayant été exposés, malades ou pas. A la fin de l’enquête, qui a reconnu dans les deux cas la responsabilité et la négligence de l’employeur, un régime définitif a été créé, dont les indemnités ont été réévaluées, notamment pour les personnes souffrant de maladies spécifiques.

Des arrangements financiers collectifs

C’est le fruit d’une stratégie engagée depuis vingt ans par le Bureau des maladies professionnelles de la FNV, qui a systématiquement poursuivi les entreprises en cause. Les employeurs acceptent désormais assez rapidement des arrangements  financiers collectifs. « En outre, souligne Marian Schaapman, directrice du Bureau des maladies professionnelles et responsable de l’unité Santé et sécurité au travail à l’Etui, si une intervention globale évite à de nombreuses personnes des démarches pénibles, elle permet aussi de garder ouverte l’option d’une action en responsabilité civile du salarié contre l’employeur, pour les victimes non couvertes par le régime d’indemnisation ou estimant avoir droit à une indemnisation plus élevée. » Ce qu’ont fait beaucoup de victimes.
En Belgique, dans une affaire similaire – la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) a exposé ses salariés au chrome hexavalent entre 2014 et 2016 –, les syndicats ont choisi de poursuivre pénalement l’employeur. La SNCB, déclarée coupable en 2020, a été condamnée à une amende de 210 000 euros. En revanche, les travailleurs, dont pour l’heure aucun n’est malade, sont repartis les mains vides. Néanmoins, ce procès et la condamnation de la SNCB ont fortement sensibilisé les employeurs comme les salariés belges au danger des substances toxiques sur le lieu de travail.
Le système portugais est très particulier, avec un recours au tribunal fréquent. « Lorsque se produit un accident sur le lieu de travail, il est obligatoire de lancer une procédure en justice, résume Ana Ribeiro Costa, avocate, chercheuse en santé et sécurité au travail à l’université de Porto. 75 % des affaires traitées par les tribunaux de travail concernent d’ailleurs des accidents professionnels. » L’indemnisation des dommages subis par le salarié est à la charge de l’assurance privée que toute entreprise doit souscrire.

Au Portugal, un tribunal protecteur

Mais c’est le tribunal du travail qui protège réellement le travailleur et ses proches, notamment si celui-ci conserve un handicap permanent ou s’il décède. « Les procureurs publics veillent à garantir aux employés leur dû, en cas de faillite de la compagnie d’assurance de l’entreprise par exemple. Le tribunal garantit que l’entreprise ne déroge pas à ses obligations de réparation », détaille Ana Ribeiro Costa. Le recours à un avocat est de plus facilité pour les personnes à faible revenu. Aux yeux de l’avocate, la voie judiciaire présente un intérêt supplémentaire : « Les décisions des tribunaux nous aident à élaborer nos raisonnements dans d’autres litiges et à développer avec les organisations syndicales de nouvelles stratégies. »
Si le Royaume-Uni a ratifié la directive européenne, « elle n’est pas appliquée correctement », déplore Jason Moyer-Lee, ancien secrétaire général du syndicat des travailleurs indépendants de Grande-Bretagne (IWGB), un petit syndicat qui pourfend les travers de la gig economy, l’économie des petits boulots. Pour défendre les chauffeurs de VTC, livreurs à vélo mais aussi agents de nettoyage aux contrats atypiques, l’IWGB privilégie l’action en justice. Le syndicat a notamment gagné deux fois d’affilée face au géant Uber pour non-respect du droit des travailleurs2 . Il mène aussi la lutte face à Deliveroo, l’entreprise de livraison de plats cuisinés, afin d’obtenir le salaire minimal pour les coursiers. « Nous avons d’abord démontré que ce sont des travailleurs comme les autres, au sens que donne à ce mot la directive de 1989, détaille le syndicaliste. Puis, nous avons demandé que leur soient donc octroyés les mêmes droits qu’aux salariés, en termes d’horaires de travail et de congés, et de santé-sécurité au travail. »

Des travailleurs indépendants sensibilisés

Sur trois grosses procédures, l’IWGB a en remporté deux, perdu une… Mais Jason Moyer-Lee n’y voit pas une défaite : « Toute la médiatisation autour de ces combats en justice a permis d’améliorer la sensibilisation des travailleurs indépendants à leurs droits. » Et d’instaurer un rapport de forces avec les autorités publiques.

  • 1Directive 89/391/CEE.
  • 22. La Cour suprême britannique a estimé, vendredi 19 février, que les chauffeurs Uber pouvaient être considérés comme des « travailleurs » salariés, donnant tort à la plateforme qui l’avait saisie après avoir perdu à deux reprises, en 2017 et 2018, devant des tribunaux.