Européennes : où est passée la santé au travail ?

par Clotilde de Gastines / avril 2014

La santé au travail devrait être au coeur du prochain scrutin européen. Ce n'est pas le cas. Pourtant, l'Europe sociale est menacée par les politiques "low cost", selon l'enquête que nous avons menée avec HesaMag auprès de candidats au Parlement et d'experts.

Incontestablement, cela devrait être au coeur de la campagne des élections européennes qui vient de commencer. Chaque année, en Europe, 168 000 décès sont dus à des accidents du travail ou aux suites de maladies professionnelles, dont la moitié sont des cancers et le quart des pathologies cardiovasculaires. De surcroît, 7 millions de personnes sont blessées lors d'un accident du travail, nécessitant pour un tiers d'entre elles plus de trois jours d'arrêt. Le coût financier de ces atteintes s'élève à 5,9 % du PIB de l'Union européenne (UE).

Unanimes, les eurodéputés qui remettent leur mandat en jeu fin mai affirment d'ailleurs que les conditions de travail ont été les premières victimes de la grande récession"Les entreprises rognent sur les conditions de travail pour réduire leurs coûts, estime Karima Delli, eurodéputée écologiste française du Parti vert européen. Et les Etats freinent pour que les prétendues contraintes administratives ne pèsent pas sur les entreprises. Il n'y a pas de débat parce que la priorité est l'emploi à tout prix, plutôt que l'emploi de qualité."

"Le travail, variable d'ajustement"

En France, l'opinion s'est toutefois mobilisée "sur les risques psychosociaux lors de l'affaire France Télécom-Orange, à contretemps de la crise", rappelle l'économiste Thomas Coutrot, porte-parole d'Attac. Plus récemment, la charge du gouvernement pour durcir les règles du détachement et contrer le dumping social a provoqué des discussions sur les conditions de travail des migrants et des saisonniers. En Allemagne, la nouvelle coalition est revenue sur l'allongement de la vie professionnelle. Tandis que l'Etat polonais a lancé un débat sur les contrats précaires (dits "contrats poubelles"), "non dans un souci de justice sociale, mais par calcul budgétaire", tempère Michal Kurtyka, consultant.

Une dégradation peu visible

Le tableau de l'Europe du travail est à l'image de l'Europe en crise. Avec un clivage Nord/Sud et un autre centre/périphéries, selon le dernier rapport de la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail. Le nombre d'accidents du travail déclarés est stable, tout comme l'exposition aux risques physiques. La France fait figure d'exception : les risques physiques y ont augmenté en raison de l'intensification du travail. Dans toute l'Europe, les risques psychosociaux sont en augmentation pour les précaires et les "survivants" des restructurations.

Le Luxembourg et le Danemark sont en tête du classement, tandis que les pays baltes et la Roumanie sont les plus touchés par la dégradation des conditions de travail. Quant aux pays placés sous la gouvernance de la troïka1 - soit Chypre, le Portugal, la Grèce et l'Irlande -, ils ont vécu un tel détricotage de leurs conventions collectives que le député Alejandro Cercas, auteur d'un rapport sur les effets sociaux de cette troïka, dénonce "de nouvelles formes d'esclavage".

La durée du temps de travail a diminué, car moins d'Européens travaillent de très longues heures. Davantage le font à temps partiel, parfois subi et mal rémunéré, avec une imprédictibilité qui empêche de cumuler un autre emploi avec celui-ci. Ainsi, en 2010, un tiers des Allemandes devaient se contenter d'un bas salaire avec une durée de travail parmi les plus courtes en Europe, autour de 18 heures. La dégradation des conditions de travail "ne se présente pas comme une catastrophe brutale, car elle reste aussi peu visible que les contours d'une île dans la brume", résume Laurent Vogel, chercheur à l'Institut syndical européen.

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    Experts représentant la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international, chargés d'auditer la situation économique et les finances publiques d'un Etat.

Sinon, les conditions de travail sont négligées. "Parce qu'elles ne sont pas visibles", explique Joan Benach, chercheur en santé publique à l'université de Barcelone. "Le travail est devenu une variable d'ajustement, constate-t-il. Et les politiques sont piégés, car ils ont affaibli les syndicats. Le Parlement européen a des pouvoirs trop limités face à la Commission et au Conseil, dont le fonctionnement est opaque."

Pour les eurodéputés, l'heure est d'ailleurs au bilan avant de commencer la nouvelle législature. Sans fierté aucune, ils oscillent entre indifférence et amertume. "Cinq ans de perdus !", s'exclame l'eurodéputé socialiste espagnol Alejandro Cercas à propos de la santé et de la sécurité au travail, "pilier de l'Europe sociale où l'UE avait une vraie valeur ajoutée Bilan insuffisant aussi pour les partenaires sociaux, soutient Jutta Steinruck, sociale-démocrate allemande. "Le Parlement a fait un travail exceptionnel, même s'il y a peu de résultats concrets", juge, plus optimiste, Karima Delli. L'unique "victoire législative" est celle de la révision de la directive sur les champs électromagnétiques. Un "exemple très positif de régulation européenne", selon Elisabeth Morin-Chartier, du Parti populaire européen (PPE), rapporteure sur ce texte voté en juin 2013, qui "traînait depuis 2004" à cause des désaccords sur l'encadrement de l'imagerie par résonance magnétique, utilisée en laboratoire et à l'hôpital. Le texte améliore la sécurité des personnes exposées à des niveaux élevés de rayonnement dans la sidérurgie et la métallurgie ou travaillant à proximité de stations de radio et de télévision, de radars ou de pylônes de téléphonie mobile.

Une plateforme européenne d'inspection du travail ?

Les dernières discussions ont concerné les règles du détachement de travailleurs ainsi que les conditions de travail des saisonniers non européens. Si des accords sont en passe d'être trouvés, la coopération entre les inspections du travail demeure un défi majeur. Partenaires sociaux et députés sont favorables à la création d'une plateforme européenne pour favoriser les échanges d'informations entre les Etats membres. Mais lutter contre les "entreprises boîtes aux lettres"1 , les chaînes de sous-traitance et les faux indépendants exigerait "un renfort effectif des inspections du travail pour atteindre les objectifs de l'OIT [Organisation internationale du travail, NDLR] : un inspecteur pour 10 000 travailleurs", défend Karima Delli.

Hormis ces dossiers, "on nous a donné des miettes, pour que le Parlement ait l'impression de ne pas tourner à vide", critique Alejandro Cercas. A cette production normative ralentie s'ajoute un aspect "plus dramatique", dit-il : l'absence d'approche globale sur la santé et la sécurité au travail depuis que la Commission a suspendu la stratégie européenne en 2012. Selon l'Allemande Elisabeth Schroedter, eurodéputée écologiste, le "tournant a eu lieu en 2010", quand le conservateur David Cameron est devenu Premier Ministre britannique. Dans son premier discours européen, ce dernier a annoncé qu'il voulait "tuer toute la régulation en santé et sécurité au travail". Puis le blocage politique s'est progressivement noué au plus haut sommet de l'UE. "C'est la faute de BusinessEurope", accuse Jutta Steinruck. L'association patronale européenne "a fait le siège de Catherine Day, secrétaire générale de la Commission", précise la socialiste française Pervenche Berès, présidente de la commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement. Si bien que le président de la Commission en personne, José Manuel Barroso, s'est exprimé lors d'une interview accordée à la chaîne de télévision allemande ARD, en octobre 2013, contre les règles européennes sur les "chaussures des coiffeuses", dénigrant un accord du secteur de la coiffure sur les allergies, les maladies de la peau, les problèmes musculo-squelettiques et les cancers de la vessie suite à une exposition à des substances utilisées pour la coloration des cheveux. Le jour même, la Commission publiait un programme intitulé "Refit", qui décrétait le blocage des projets de législation sur les troubles musculo-squelettiques et d'amélioration de la lutte contre les cancers professionnels, rapporte Laurent Vogel, chercheur à l'Institut syndical européen.

"La Commission s'est moquée de nous"

"Comment ne pas comprendre que la prévention, à travers les politiques de santé et sécurité au travail, coûte moins cher !", s'indigne Alejandro Cercas. Le jargon "en vogue" est de créer "un environnement juridique favorable aux entreprises", ajoute-t-il. Selon lui, "la vision du travail et de l'entreprise est appauvrie", noyée par celle du business Agnès Parent-Thirion, chercheuse à la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail, indique pour sa part que le travail de qualité coûterait moins cher aux systèmes de sécurité sociale et aux entreprises, en termes de conséquences sur la santé, d'absentéisme et de turn-over. D'autant plus, observe-t-elle, que la corrélation entre qualité de vie au travail et durée de vie professionnelle est avérée. La chercheuse suggère de créer des fonds structurels dédiés à l'amélioration des conditions de travail et au développement d'organisations du travail apprenantes.

Repères

HesaMag, magazine semestriel consacré à la santé et à la sécurité au travail, est édité en français et en anglais par l'Institut syndical européen (Etui), à Bruxelles, organe d'appui scientifique et technique de la Confédération européenne des syndicats. Pour plus d'informations, consulter le site d'Etui : www.etui.org/fr/, rubrique "Publications", puis "Périodiques".

Au cours de la mandature qui s'achève, le Parlement a affiché des positions "très progressistes", assure Karima Delli. Sur le travail domestique, il a enjoint les Etats membres "à ratifier la convention de l'OIT". Malgré un riche débat sur les restructurations, "la Commission s'est moquée de nous" en publiant seulement "une carte des bonnes pratiques en décembre 2013". Enfin, sur le dossier de l'amiante, les eurodéputés ont été "clairs sur les standards minimaux, notamment sur la formation des salariés de la maintenance et de la construction".

Dans leurs déclarations d'intention pour la prochaine législature, le Parti socialiste européen et les Verts se sont exprimés sur la mise en place de règles strictes visant à garantir la protection des droits des travailleurs et la qualité de l'emploi. "On se bat contre lelow cost, car même chez les socialistes l'idée de productivité s'est insinuée", reconnaît Alejandro Cercas. De son côté, la droite européenne maintient sa ligne de création d'un "environnement favorable aux entreprises"

Plusieurs dossiers pourraient s'inscrire à l'ordre du jour du futur Parlement. A commencer par la fameuse directive temps de travail, fragilisée par les dérogations et la jurisprudence de la Cour européenne de justice. Porte-parole de la campagne des Verts en France, Karima Delli plaide aussi pour une nouvelle directive sur les troubles musculo-squelettiques, pour l'encadrement des nanotechnologies et des perturbateurs endocriniens, ou encore pour la définition du harcèlement moral. Quant à Elisabeth Morin-Chartier, elle se dit "extrêmement mobilisée sur l'Europe sociale, par exemple sur le travail des seniors, au vu de l'allongement de la vie professionnelle". La mondialisation, poursuit-elle, "nous oblige à avoir une organisation des politiques de l'emploi, un espace européen de vie et de travail. Il faut une convergence sociale, fiscale et en santé au travail".

"Il faut se réveiller !"

"On a tout sacrifié sur l'autel de l'austérité considère Alejandro Cercas. Le travail est devenu si rare que les droits collectifs et individuels sont affaiblis. L'Union européenne est plus que jamais nécessaire, mais pas celle qu'on a connue ces cinq dernières années, qui aujourd'hui est une menace." Pervenche Berès pointe notamment le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP), un accord commercial en cours de négociation entre l'UE et les Etats-Unis. "Il faut se réveiller, sinon c'en sera fini du dialogue social et des conditions de travail, déclare-t-elle. Si on veut rétablir la confiance, il est urgent de rééquilibrer droits sociaux et droits du marché intérieur, c'est même indispensable." Le premier chantier des eurodéputés sera de définir les indicateurs sociaux du Semestre européen, le cycle de coordination des politiques économiques et budgétaires au sein de l'UE. Un premier pas ?

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    Entreprise enregistrée administrativement dans un Etat membre, mais opérant en réalité dans un autre pays.