Des expositions aux cancérogènes par millions
Selon une récente étude du ministère du Travail, plus d’un salarié sur dix est exposé à au moins un produit cancérogène, sans que cela s’accompagne de mesures de prévention adaptées. Une situation catastrophique, à laquelle contribue l’inaction des pouvoirs publics.
Plus de 2,7 millions de personnes, soit 11 % des salariés, sont exposées à au moins un produit chimique cancérogène, indique une étude publiée en juin par la direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail. Les autrices, Elodie Rosankis, chargée d’études à la Dares, et Martine Léonard, médecin-inspecteur du travail de la direction régionale de l’Economie, de l’Emploi, du Travail et des Solidarités (Dreets) Grand Est, ont analysé les données de l’édition 2017 de l’enquête Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels1 (Sumer). « Une partie de ces salariés étant exposés à plusieurs produits », précisent-elles, cela correspond à « 4,5 millions de situations d’expositions ».
Comparaisons difficiles
Que sait-on de l’évolution ? Y a-t-il de plus en plus d’expositions aux cancérogènes ou bien la réglementation a-t-elle permis de mieux protéger les salariés ? Difficile de répondre, car les précédentes éditions de Sumer ne portaient pas sur le même échantillon de travailleurs. Ce qui explique les différences observées entre les résultats de l’étude publiée en juin et ceux d’une précédente exploitation des données de Sumer, publiée en 2019. « En 2019, notre champ d’étude était plus restreint, précise Elodie Rosankis, il ne couvrait que le secteur privé et la Mutualité sociale agricole, en France métropolitaine. Dans cette étude de 2023, nous avons pris en compte l’ensemble du champ de l’édition 2017 de Sumer, soit l’ensemble des salariés du secteur privé ainsi que les agents de la fonction publique, en métropole et outremer, à l’exception de Mayotte. » A partir des enquêtes Sumer de 2003, 2010 et 2017, et en considérant le même champ d’étude, la Dares avait observé en 2019 une tendance à la baisse de 2003 à 2010 : « On passait de 14 % à 10 % des salariés exposés à au moins un cancérogène, avec une stabilisation à 10 % jusqu’en 2017. »
« Les ouvriers sont les plus touchés »
Ce qui est avéré en revanche, c’est la répartition non équitable de ces expositions. « Les ouvriers sont les plus touchés », souligne Martine Léonard. Ils représentent plus des deux tiers des salariés exposés à au moins un cancérogène, alors même qu’ils ne forment que 29 % de l’ensemble des salariés. Globalement, l’exposition est plus fréquente chez les hommes, les jeunes, et dans les établissements de petite taille. Secteur le plus concerné : la construction, avec 36 % des salariés exposés, suivi par l’industrie (18 %), l’agriculture (12 %) et le tertiaire (8 %).
Quant aux cancérogènes, les principaux, et ce depuis vingt ans, restent les gaz d’échappement diesel. L’exposition à ces gaz « concerne 4 % des salariés, y compris dans la fonction publique », précise Martine Léonard. Les autres cancérogènes les plus fréquents sont : les fumées de soudage, les huiles minérales entières, les poussières de bois et la silice cristalline. Cette dernière substance « avait été un peu oubliée ces dernières années », souligne Martine Léonard. « Mais aujourd’hui, en tant que médecins, nous voyons des salariés atteints de silicose galopante, comme on n’en voyait plus depuis des années, s’alarme-t-elle. Il y a en effet de nouvelles situations d’exposition, par exemple lors de la découpe et du ponçage de pierres reconstituées utilisées pour les plans de travail de cuisine ou de salles de bains. » La silice cristalline, cancérogène par inhalation des poussières, concerne 1,5 % des salariés. L’autre exposition la plus dangereuse, celle à l’amiante, perdure pour 0,5 % des salariés, essentiellement dans le secteur de la construction et celui du retrait du matériau, interdit en France depuis 1997.
Défaut de protection
Dans la publication de juin de la Dares, le point le plus inquiétant réside dans l’insuffisance criante de protections collectives et/ou individuelles contre l’inhalation de ces substances toxiques, pourtant bien identifiées depuis des années comme cancérogènes avérés ou probables. Ainsi, parmi les salariés exposés aux gaz d’échappement diesel, près de 45 % ne bénéficient d’aucune protection collective. Et quand il y en a, il s’agit la plupart du temps d’une ventilation générale. « C’est inefficace, souligne Martine Léonard, car elle dilue le polluant dans l’atmosphère mais ne l’empêche pas d’atteindre les voies aériennes des travailleurs. » En 2003, la ventilation concernait 14 % des salariés exposés ; et 22 % en 2017. Sur la même période, l’aspiration à la source est passée de 8 % à 9 %. Beaucoup de garages automobiles par exemple ne sont toujours pas équipés de tels systèmes. Les protections individuelles ne concernent encore en 2017 que 12 % des salariés exposés.
On observe la même désolante carence face aux fumées de soudage, qui « affectent non seulement le soudeur mais aussi les collègues des postes proches », indique Martine Léonard : « Les torches aspirantes qui offrent une protection efficace sont rares. Elles sont mal acceptées par les salariés car lourdes et peu maniables. On n’a pas pour l’heure de solution technique idéale, sauf à supprimer le soudage et à utiliser d’autres procédés encore à l’étude aujourd’hui. » Aucune protection collective non plus pour près de la moitié des salariés exposés à la silice cristalline. Seuls 18 % bénéficient d’une aspiration à la source – aucune progression depuis 2003 ! – et 51 % d’une protection individuelle. Seule l’exposition à l’amiante, pour laquelle existe une réglementation spécifique, est un peu mieux prise en compte : entre 2003 et 2017, la proportion de salariés du secteur privé et des hôpitaux publics disposant d’une protection collective a augmenté de 57 % à 73 %, et pour les protections individuelles respiratoires, de 48 % à 68 %.
Un contrôle insuffisant
Cette stagnation des protections ne surprend pas Sylvain Métropolyt, représentant CFDT au sein de la commission spécialisée relative à la prévention des risques physiques, chimiques et biologiques pour la santé au travail, du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct) : « Les protections collectives contre les substances cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques sont imposées par le Code du travail. Mais les moyens de contrôle manquent, les inspecteurs du travail ne sont pas assez nombreux. Sans contrôles, ni sanction, les entreprises sont plutôt tranquilles ! » Plus globalement, « la prévention n’est toujours pas une priorité », ajoute-t-il. En 2018, à la demande du gouvernement, Paul Frimat, praticien hospitalier à Lille, spécialiste de la santé au travail, avait rédigé un rapport sur la prévention et la prise en compte de l'exposition des travailleurs aux agents chimiques dangereux. « Il préconisait un contrôle renforcé du risque chimique, proposait notamment d’introduire dans le Code du travail des amendes administratives en cas de non-respect des obligations formelles en matière de risque chimique », rappelle Sylvain Métropolyt. Le gouvernement n’a donné aucune suite aux vingt-trois préconisations du rapport…
- 1Recensement des expositions aux produits chimiques au cours de la dernière semaine travaillée.