L’accident du travail bénéficie-t-il d’un traitement juridique de faveur, faisant supporter aux employeurs les plaies les plus insignifiantes ou surprenantes de salariés inconséquents ? Ces dernières années, la divulgation d’un certain nombre de situations cocasses ayant reçu la qualification d’accident du travail a déclenché des railleries collectives. Il en a été ainsi de l’infarctus d’un salarié pendant une relation sexuelle adultère au cours d’un déplacement professionnel, ou encore de l’étouffement d’un autre, ayant avalé son déjeuner de travers. Ces quelques exemples caricaturaux ne sont bien entendu pas représentatifs des 650 000 accidents du travail annuels, dont 733 mortels. Surtout, leur traitement médiatique témoigne d’une véritable incompréhension de ce qu’est un accident du travail.
La définition de ce dernier, et ses éventuels écueils, sont le produit d’un débat ayant eu lieu il y a plus d’un siècle. En pleine révolution industrielle, alors que le nombre de blessés, de mutilés et de morts ne devait pas faiblir, aucune règle juridique ne permettait de prendre en charge les victimes, leurs veufs, veuves et orphelins. A la détresse s’ajoutait automatiquement la misère. Il aura fallu dix-huit ans de discussions au Parlement pour trouver un consensus, consacré par la loi du 9 avril 1898. La définition de l’accident est demeurée inchangée depuis : « Est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail », dispose l’article L. 411-1 du Code de la Sécurité sociale.
Compromis social
Cette définition, on a coutume de l’évoquer comme un compromis social. Le patronat concède que l’ouvrier ne devra pas rapporter la preuve, impossible, que l’accident est survenu par la faute de l’employeur : le lien avec le travail est présumé. C’est la présomption d’imputabilité. En échange, l’ouvrier ne reçoit qu’une réparation forfaitaire et l’employeur est protégé par une immunité civile : sa responsabilité ne peut pas être engagée devant les tribunaux. Parvenir à cette solution a été si long et fastidieux que la loi a posé des principes mais est restée bien silencieuse sur leurs modalités d’application. Celles-ci sont depuis toujours l’affaire des juges, qui ont à gérer un contentieux très important et à interpréter encore et toujours une définition qui peut sembler bien vague.
Ainsi, la jurisprudence a dû fixer ce qu’il fallait entendre par « accident survenu à l’occasion du travail ». Très tôt, cette « occasion » a été définie comme le temps et le lieu du travail. Le temps débute avec l’entrée du travailleur dans les locaux de l’entreprise et prend fin lorsqu’il la quitte. Il vise aussi bien le travail stricto sensu que les temps de pause, d’habillage ou de restauration. Pour peu que le salarié se trouve dans les locaux de l’entreprise, la condition de lieu est remplie. Aussi, toute lésion corporelle, physique ou psychique qui survient dans ce cadre est un accident du travail, conformément à la présomption d’imputabilité. Pour autant, le salarié doit quand même rapporter la preuve de la matérialité de l’accident, démontrer qu’il s’est bien produit. Une démarche plus aisée pour le travailleur opérant au sein d’un collectif, grâce aux témoignages de collègues, que pour le salarié isolé, ou pour le télétravailleur aujourd’hui.
Une imputabilité difficile à renverser
Une fois la présomption d’imputabilité à l’œuvre, c’est à la caisse primaire d’assurance maladie (Cpam) ou à l’employeur de la « renverser », c’est-à-dire de prouver que l’accident a une cause totalement étrangère au travail. C’est particulièrement difficile, dans la mesure où cela implique de déterminer une cause unique et univoque de survenance de la lésion. La présomption peut être également renversée s’il est démontré que le salarié s’est blessé alors qu’il s’était soustrait à l’autorité de l’employeur, en s’adonnant par exemple à une activité complètement étrangère au travail, comme de réparer son vélo ou son scooter personnel sur le parking de l’entreprise au lieu d’être à son poste.
Il faut aussi admettre que la définition de l’accident du travail est absolument contre-intuitive. Parce que l’expression renvoie au sens premier de l’accident : le coup du sort, la tuile, l’imprévisible. L’absence de ce « caractère accidentel » peut générer de l’incompréhension. Un malaise, un AVC, un infarctus, une contamination par le Covid ou, pire encore, un suicide peuvent-ils être considérés d’emblée comme des accidents ? Et pourquoi les mettre à la charge des employeurs, qui n’y seraient a priori pour rien ?
C’est pourtant ainsi que fonctionne la présomption. On fait « comme si ». Toute lésion, qu’elle soit physique ou psychique, survenant à l’occasion du travail bénéficie de la qualification d’accident du travail. Cette qualification ne dépend pas de l’appréciation de la situation par l’employeur. Elle s’applique de droit. Que cela semble opportun ou pas. Réciproquement, toutes les lésions qui seraient liées au travail mais se manifestant en dehors du temps et du lieu de ce dernier ne bénéficieront pas de la présomption.
750 000 accidents non déclarés
Cette distorsion entre l’idée que l’on se fait de ce que doit être un accident du travail et sa réalité entraîne mécaniquement une tentation : celle de ne pas le déclarer. Selon le ministère du Travail, en 2019, il y aurait eu 750 000 accidents du travail non déclarés, à rajouter aux 881 000 reconnus. Comment expliquer cette sous-déclaration ? Tout d’abord, le nombre d’accidents survenus au sein d’un établissement, sa sinistralité, ont des conséquences directes sur le montant de ses cotisations. Ensuite, la déclaration d’un accident du travail revient à l’employeur (voir encadré). Et il doit la faire, même s’il a la conviction que les causes de l’accident sont étrangères à l’activité professionnelle. Une obligation pas toujours respectée.
Pourtant, en cas de défaut de déclaration d’un accident du travail, les entreprises encourent des sanctions : contravention de 4e classe, mise en cause de la responsabilité civile de l’employeur pour le préjudice causé au salarié, pénalité financière infligée par le directeur de la Cpam et condamnation de l’employeur à rembourser à la caisse la totalité des dépenses engagées à l’occasion de l’accident non déclaré.
Pour certains, la définition de l’accident du travail, trop favorable aux salariés, susciterait donc des vocations de victimes, en vue de bénéficier d’une prétendue manne financière. La remettre en cause amènerait nécessairement un débat sur ses contreparties : réparation forfaitaire des victimes et immunité civile des employeurs. Un terrain glissant…
La procédure de reconnaissance
Morane
Keim-Bagot,
professeure de droit privé, université de Strasbourg
La victime d’un accident du travail doit en informer l’employeur ou son préposé dans un délai de 24 heures, et l’employeur déclarer l’accident à la caisse primaire d’assurance maladie (Cpam) d’affiliation de la victime dans les 48 heures. En cas de refus de l’employeur, la victime ou ses ayants droit peuvent procéder à la déclaration dans un délai de 2 ans. S’il déclare l’accident, l’employeur dispose d’un délai de 10 jours francs pour émettre des réserves sur le caractère professionnel de l’accident.
A réception de la déclaration s’ouvre un délai pour que la caisse statue, de 30 jours si elle n’engage aucune investigation et de 90 jours dans le cas contraire. Au-delà de ces délais, l’absence de notification d’une décision à la victime constitue une reconnaissance implicite de l’accident du travail. Si la Cpam refuse de reconnaître l’accident du travail, le salarié peut contester la décision, dans un délai de 2 mois, auprès de la commission de recours amiable (CRA). Celle-ci dispose de 2 mois pour répondre. L’absence de réponse de la CRA au terme de ce délai doit être interprétée comme un rejet, et l’assuré dispose à nouveau d’un délai de 2 mois pour saisir cette fois le pôle social du tribunal judiciaire.