Faut-il reculer l'âge de la retraite ?

par François Desriaux / octobre 2009

Le gouvernement veut encore reculer l'âge de la retraite, alors que la négociation sur la pénibilité du travail - corollaire de l'allongement de la vie active voté en 2003 - n'a pas abouti. Deux économistes, Annie Jolivet et Jean-Paul Betbéze, en débattent.

Le président de la République et le gouvernement présentent comme inéluctable un nouveau recul de l'âge de la retraite, à négocier entre les partenaires sociaux en 2010. Qu'en pensez-vous ?

Jean-Paul Betbéze : Je crois d'abord qu'il faut faire attention à ne pas politiser un débat, au risque de le bloquer. Il s'agit pour les partenaires sociaux de discuter de l'évolution d'un système complexe de financement des retraites. Ils pourront jouer sur plusieurs degrés de liberté et ce système reste modulable dans le temps en fonction de la situation économique et sociale et des conditions de débat entre les partenaires eux-mêmes.

Ensuite, le système de retraite français comprend deux piliers : un pilier essentiel qui est la répartition et un autre de capitalisation, évidemment plus petit, mais en développement, dans le secteur privé comme dans la fonction publique.

Pour ce qui concerne le premier pilier, il me semble que l'on peut discuter de la modulation des solutions entre cotiser plus, partir plus tard ou percevoir moins. Compte tenu du fait que ce pilier nécessite une croissance suffisamment forte - puisqu'on ne peut répartir que la valeur ajoutée que l'on a créée -, il s'agit de mobiliser des énergies pour accroître notre potentiel de création de richesses. Dans ce cadre, l'idée de travailler plus longtemps me paraît actuellement la plus efficace, sachant que la durée de vie des Français augmente.

Annie Jolivet : Il faudrait déjà savoir à quoi correspondrait le recul de l'âge de la retraite envisagé. Au relèvement de l'âge minimum permettant de bénéficier d'une retraite à taux plein (60 ans aujourd'hui) ? A un décalage du second âge seuil, celui auquel le taux plein est forcément atteint (65 ans, dans les conditions actuelles) ? Ces deux âges seuils n'ont pas encore été modifiés, que ce soit par la réforme Balladur de 1993 ou par la réforme Fillon de 2003. C'est l'augmentation de la durée de cotisation qui pousse au recul de l'âge de liquidation pour maintenir des droits à pension identiques.

De plus, présenter cette nouvelle mesure comme inéluctable, c'est remettre en cause le consensus établi en 2003 sur la priorité accordée au maintien dans l'emploi jusqu'à la retraite. En quoi le recul de l'âge de retraite améliorerait-il le financement des régimes, dès lors qu'une fraction des seniors reste exclue du marché du travail ? L'efficacité d'une telle mesure dépend de la situation du marché du travail et des comportements des employeurs.

Enfin, comme vous venez de le souligner, il faut aussi considérer la possibilité de cotiser plus, en particulier en élargissant l'assiette des cotisations retraite.

Est-il raisonnable d'allonger encore la durée de cotisation sans avoir réglé la question de la pénibilité ?

A. J. : L'échec des négociations sur la pénibilité laisse deux problèmes non résolus : d'une part, la compensation (et non la réparation) des inégalités d'espérance de vie sans incapacité - on sait que certaines expositions professionnelles ou certains métiers font perdre des années de retraite en bonne santé - et, d'autre part, les conséquences individuelles d'une sortie précoce de l'emploi pour raison de santé. Dans bon nombre de cas, le revenu de remplacement est scandaleusement faible. Or relever l'âge minimum de la retraite à taux plein ou allonger la durée de cotisation ne peut qu'accroître les disparités entre ceux qui peuvent tenir - en particulier parce que la nature de leur travail le leur permet - et ceux qui ne peuvent pas. Cela accentuerait aussi les difficultés pour ceux qui sont contraints de partir avant l'âge minimum. Il n'est pas acceptable de laisser la situation actuelle perdurer.

J.-P. B. : Le problème, c'est que l'on peut donner plusieurs définitions de la pénibilité, comme le montrent tous les travaux scientifiques sur le sujet. Il ne s'agit pas seulement de fatigue physique ou de risques d'atteintes durables à la santé, mais aussi de stress lié aux rythmes et aux ruptures de rythme. Or l'évolution économique et technologique conduit de plus en plus d'acteurs, salariés ou non, à entrer dans des réseaux productifs où ils doivent répondre le plus rapidement possible à des demandes variées. C'est le cas des agents dans les guichets ou dans les centres d'appels téléphoniques, face au public ou aux clients d'une banque ou d'une assurance. Le risque est donc que le concept s'étende sans limites, d'autant que les interfaces avec la vie hors travail doivent être également prises en compte. Par exemple, dans une phase de crise économique comme aujourd'hui, le niveau de stress de tous augmente, ce qui peut accroître le niveau de pénibilité ressentie.

En outre, se demander s'il est raisonnable d'allonger la durée de cotisation sans avoir réglé la question de la pénibilité est biaisé, dans la mesure où les deux éléments doivent être traités ensemble : on ne peut allonger la durée de cotisation sans réduire et gérer la pénibilité. J'insiste encore sur le fait qu'on ne peut répartir que ce qui a été produit. Or, après la crise, la croissance potentielle française sera plutôt de l'ordre de 1 %, ce qui implique non seulement de réanimer des activités classiques, mais aussi de renforcer les PME et d'explorer de nouvelles pistes : autoentrepreneur, par exemple. L'évolution de l'équilibre entre piliers doit également se comprendre dans la durée. Il est donc sans objet d'opposer, comme on le fait souvent, faible emploi des seniors à chômage des jeunes, alors qu'ils sont en large part la conséquence conjointe d'une insuffisance de compétitivité des firmes et de l'importance des charges salariales.

Une comparaison européenne récente publiée par le Centre d'études de l'emploi1 montre que les pays nordiques, qui ont notablement amélioré leur taux d'emploi des seniors, ont aussi mené des politiques d'amélioration des conditions de travail et fait de la soutenabilité du travail un axe majeur de leur politique d'emploi. La France occupe de ce point de vue une position défavorable, marquée par une intensification du travail subie également par les travailleurs âgés. Comment corriger cette situation ?

J.-P. B. : Précisément, c'est le raccourcissement de la période de travail qui conduit à intensifier ce dernier dans le temps plus réduit où le salarié reste dans l'entreprise, mais aussi à moins former et à organiser des pré­retraites. C'est bien le message de la prolongation des temps de travail qui doit être envoyé, étant entendu qu'il fera changer les perspectives de travail, dans une logique moins linéaire. Il faut donc revoir les notions en jeu de travail, de formation, de rythmes, sur une trajectoire plus longue, sachant que les compétences s'usent, notamment sous l'effet de la concurrence et des nouvelles technologies. C'est l'objet d'une négociation entre les partenaires sociaux.

J'ajoute qu'il faut faire attention aux " comparaisons nordiques ", non seulement parce que ces pays ont des logiques sociales différentes (pays plus homogènes, socialement et idéologiquement), mais aussi parce qu'ils participent moins que la France à l'échange international. Ce qui les conduit à des crises qui peuvent être violentes, comme aujourd'hui et il y a quinze ans, avec à l'époque une très nette réduction des emplois publics.

A. J. : Je partage votre avis sur la nécessaire prudence en matière de comparaison internationale. Examiner les exemples étrangers impose en effet de mettre en regard la situation économique, le mode de fonctionnement du marché du travail, l'articulation des différents champs de la protection sociale, etc. Ainsi, l'une des raisons qui motivent les employeurs finlandais à agir sur les conditions de travail, à favoriser une meilleure santé au travail, c'est qu'ils assument plus directement que chez nous le coût des départs en invalidité et des congés longue maladie. En France, la mutualisation des coûts des atteintes à la santé liées au travail ne favorise pas une action préventive.

En revanche, je ne suis absolument pas convaincue que l'allongement de la durée de la vie active constitue à lui seul une incitation suffisante à l'amélioration des conditions de travail. Des conditions de travail exigeantes, et surtout leur cumul, posent problème avec l'avancée en âge, même s'il existe de ce point de vue de fortes différences entre les personnes. En outre, une politique d'amélioration des conditions de travail bénéficiera à tous les salariés, y compris aux jeunes, chez qui les médecins du travail signalent de plus en plus d'inaptitudes partielles ou totales. Une réflexion sur l'articulation des pans de la protection sociale concernés, sur une approche non strictement médicale de la santé est nécessaire. La mise en place d'une compensation de la pénibilité, au sens strict d'altération de l'espérance de vie sans incapacité, pourrait également constituer un levier d'action sur les conditions de travail.

Les réformes de 1993 (Balladur) et 2003 (Fillon) sur les retraites n'ont pas fait reculer de façon significative l'âge de départ à la retraite, mais elles se sont traduites par une dégradation du niveau des pensions. N'y a-t-il pas un risque d'aggraver encore cette évolution avec un nouveau recul de l'âge de la retraite ?

A. J. : Bien sûr ! Une baisse du niveau de pension est inévitable dès lors que la durée de cotisation requise n'est pas atteinte. La durée de cotisation validée dépend de l'âge auquel on accède à un emploi, des périodes de chômage, d'inactivité et de l'âge de sortie de l'emploi. De fait, l'âge auquel un certain nombre d'actifs jeunes ayant fait des études supérieures pourront liquider leur retraite à taux plein est déjà largement supérieur à 60 ans. De plus, les comportements des employeurs vis-à-vis des seniors ne semblent pas avoir profondément changé : le taux d'emploi des 55-64 ans a peu progressé au cours des dernières années. Or la crise actuelle risque d'affecter durablement les carrières des individus, en reculant l'âge de l'accès à un premier emploi, mais aussi en excluant une partie des seniors du marché du travail. En Suède, pays en tête pour l'emploi des 55-64 ans, la crise du début des années 1990 s'est traduite par une sortie définitive d'une partie des plus âgés.

J.-P. B : Ce qui prouve bien les limites du modèle suédois ! Pourquoi donc ne pas discuter de la logique d'ensemble, en incluant le pilier capitalisation de la retraite - au moment où la Bourse est basse et où des achats de nos sociétés par des fonds extérieurs sont plus faciles que jamais. Il est dommage que des visions partielles, datées ou biaisées nous éloignent de solutions globalement plus favorables sur une longue période. J'ajoute que cela pourrait éclairer et enrichir des débats sur la formation tout au long de la vie, ainsi que sur les relations entre immigration et formation - étant entendu qu'il ne peut pas y avoir de politique d'immigration sans un effort particulier de formation, à la fois classique et en entreprise. Le temps devant nous n'est pas immense.

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    " Santé et pénibilité en fin de vie active : une comparaison européenne ", par Catherine Pollak, Document de travail n° 120, juin 2009.

En savoir plus

à lire

  • Annie Jolivet est coauteure du dossier " De l'emploi des seniors à la gestion des âges ", paru à La Documentation française (Problèmes politiques et sociaux n° 924, mai 2006).

  • Jean-Paul Betbéze est l'un des auteurs du rapport Les seniors et l'emploi en France, rédigé en 2005 et édité à La Documentation française.