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Les femmes, victimes oubliées des cancers professionnels

par Corinne Renou-Nativel / 08 mars 2022

Faire reconnaître l’origine professionnelle d’un cancer s’avère globalement plus difficile pour les travailleuses que pour les travailleurs. A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, Santé & Travail revient sur les facteurs qui contribuent à invisibiliser leurs atteintes.

« Il y a encore plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme », déclarait le Mouvement de libération des femmes (MLF) dans les années 1970. Sans surprise, il y a plus invisible que les cancers professionnels des travailleurs : ceux des travailleuses. Certains facteurs participent de cette invisibilisation pour les deux sexes : méconnaissance par les salariés des produits auxquels ils sont exposés, délai long entre la survenue d’un cancer et l’exposition qui en est à l’origine, absence de questions des médecins sur les parcours professionnels… Mais ils semblent jouer davantage en défaveur des femmes. D’autres leur sont spécifiques.
« Leurs emplois sont perçus comme plus sécurisés, parce que la législation protège leur fonction reproductrice – avec la possibilité de demander un poste de jour pour les travailleuses de nuit, par exemple – et parce que la division sexuelle du travail les écarte de secteurs tels que le bâtiment », relève Emilie Counil, épidémiologiste à l’Institut national d’études démographiques (Ined). Elle anime ce 8 mars une table ronde sur le risque de cancer professionnel chez les femmes et les polyexpositions, au sein d’un colloque organisé par le ministère du Travail dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, sur le thème : « Agir contre les cancers professionnels : pour une meilleure effectivité de la réglementation. »

Des secteurs à risques très féminisés

Cette croyance en une exposition moindre des femmes aux cancérogènes explique que la recherche scientifique s’y soit peu intéressée. Pourtant, « en 2017, une étude de l'Institut syndical européen estimait que les cancers professionnels représentaient 10 % des cancers masculins, et 5 % de ceux des femmes, rapporte Tony Musu, chercheur au sein de l’Institut. Cette fraction de cancers attribuable au travail chez les femmes était bien supérieure à celle mise en avant par de précédentes études du même genre, qui l’estimait à 2 % faute de recherches pour les mettre en évidence ». Un pourcentage qui se rapporte à la population générale et non aux seuls travailleurs exposés. Parmi les cancers professionnels féminins, viennent en tête ceux du sein et du poumon, suivis de ceux de la plèvre (spécifique de l’exposition à l’amiante), de l’ovaire et colorectaux, puis enfin, avec des effectifs plus faibles, les leucémies, les cancers de la vessie, du pharynx, de l’estomac, du foie et de la cavité nasale.
Si certains secteurs traditionnellement masculins, comme le bâtiment ou la métallurgie, génèrent beaucoup d’expositions à des cancérogènes, les femmes sont aussi exposées dans des professions très féminisées, où cette question n’est malheureusement pas prise en compte. « Les infirmières, souvent touchées par des cancers, sont exposées aux cytostatiques, des médicaments utilisés pour traiter les patients cancéreux et qui sont eux-mêmes cancérogènes, explique Tony Musu. Leur travail de nuit et leurs horaires décalés perturbent le rythme hormonal diurne et nocturne, ce qui provoque des cancers du sein, reconnus comme professionnels seulement dans quelques pays tel le Danemark. »
Le travail dans les ongleries et les salons de coiffure expose également à des cancérogènes. « Les produits utilisés dans les métiers de la coiffure sont très nombreux et leur composition n’est pas toujours connue », confirme Moritz Hunsmann, co-directeur du Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle dans le Vaucluse (Giscop 84). Ce dispositif de recherche-action suit une cohorte de patients atteints de cancers hématologiques, afin de détecter d’éventuelles expositions à des cancérogènes lors de leur parcours professionnel et les accompagner le cas échéant dans leurs démarches de reconnaissance. Le secteur du nettoyage est aussi à risque. « Il cumule des multi-expositions mal caractérisées, notamment parce que les produits sont mélangés à même le seau, sans que les personnes connaissent leur composition et leurs éventuelles réactions, et du fait que les salariées peuvent travailler sur plusieurs sites dans la même journée avec des produits différents », relève Emilie Counil.

Une réparation plus ardue

La moindre traçabilité des expositions professionnelles des femmes leur permet moins facilement de relier leur cancer au travail et complique leurs démarches en matière de réparation. Sur le sujet, le Giscop 93 livre des chiffres éloquents. Antérieur au groupement d'intérêt scientifique du Vaucluse, il poursuit la même démarche mais auprès de victimes de cancers des voies respiratoires en Seine-Saint-Denis. « Pour la période 2002-2016, seules 27 % des femmes avaient pu obtenir le certificat médical initial indispensable pour une reconnaissance en maladie professionnelle, contre 62 % des hommes, rapporte Emilie Counil. Parmi celles et ceux qui ont effectué une déclaration de maladie professionnelle pour un cancer du poumon, seulement 46 % des femmes ont obtenu la reconnaissance contre 78 % des hommes. Le Giscop 93 proposant un accompagnement individualisé, on peut s’attendre à ce qu’en dehors du dispositif l’écart soit bien plus important. »
Au Giscop 84, Moritz Hunsmann confirme que la même mécanique à l’œuvre : « Avec un ratio initial de 1,3 homme pour une femme au sein de la population atteinte de lymphomes non hodgkiniens et de myélomes, sur les 64 patients ayant procédé à la déclaration en maladie professionnelle depuis 2019, 14 ont abouti, dont une seule femme. » La méconnaissance des cancérogènes auxquels elles sont exposées désavantage les femmes face à des tableaux de maladies professionnelles souvent établis pour des emplois typiquement masculins, où les cancérogènes sont plus identifiables et où il existe un fort taux de syndicalisation. Davantage exposées à la précarité, avec des carrières plus fréquemment hachées, les femmes atteignent aussi plus difficilement les durées minimales d’exposition requises. « Là où la main-d’œuvre est éclatée, comme dans l’aide à domicile ou le nettoyage, la création de tableaux de maladie professionnelle est encore moins probable que dans des secteurs fortement syndiqués », relève également Moritz Hunsmann. Enfin, désavantage supplémentaire dans une liste déjà longue, si les femmes soutiennent généralement leur compagnon dans les démarches de reconnaissance en maladie professionnelle, l’inverse se vérifie moins souvent.