Fiches de données de sécurité : le risque reprotoxique mal étiqueté

par Isabelle Mahiou / octobre 2008

Une étude menée par un médecin du travail démontre que les fiches de données de sécurité, censées recenser les dangers liés à l'utilisation professionnelle des produits chimiques, sont souvent incomplètes concernant le risque reprotoxique.

Tout produit chimique dangereux doit avoir sa fiche de données de sécurité (FDS). Il est essentiel que cette fiche soit complète et à jour, car elle a pour fonction de recenser les risques liés à l'utilisation du produit. Mais il y a loin du principe, et de la réglementation, à la réalité. Une récente étude menée par un médecin du travail sur les FDS de produits toxiques pour la reproduction, ou reprotoxiques, révèle en effet de nombreuses insuffisances, notamment au niveau de l'étiquetage.

La FDS doit être transmise par le fournisseur (fabricant, importateur ou vendeur) à l'entreprise utilisatrice, qui elle-même la remet à son médecin du travail. Elle comprend 16 rubriques, censées donner tous les éléments sur les risques et leur prévention. La rubrique 2 doit ainsi indiquer les concentrations des substances composant le produit, et notamment celles des substances présentant un danger pour la santé. Ces dernières doivent être identifiées, avec leurs nom et numéro d'enregistrement, leur classification éventuelle au sein des catégories de danger définies par l'Union européenne (cancérogène, mutagène, reprotoxique, corrosif...) et les phrases de risque correspondantes. La rubrique 15, quant à elle, donne les informations relatives à l'étiquetage du produit : picto de la classe de danger, libellés des phrases de risque, pour l'essentiel (voir "Repère").

De fait, en comparant les données de ces deux rubriques, il est possible de vérifier la cohérence des informations contenues dans la FDS. C'est précisément ce qu'a fait Annie Chalons, médecin du travail en service interentreprises à Bourges, sur la base de 1 762 fiches, recueillies de 1994 à 2007. Résultat : alors que 29 fiches seulement mentionnent à la rubrique 15 l'étiquetage propre aux toxiques pour la reproduction, 116 fiches présentent à la rubrique 2 des composants de cette nature. En outre, parmi ces 116 fiches, les concentrations des composants reprotoxiques ne sont pas précisées dans près de six cas sur dix. Et quand elles le sont, elles s'avèrent être majoritairement supé­rieures aux seuils1 nécessitant un étiquetage spécifique.

 

Intimes, donc invisibles

Ces observations ont été réalisées à l'aune de la classification européenne actuelle des substances concernées, laquelle a pu évoluer depuis l'élaboration des fiches. En clair, un composant classé aujourd'hui comme reprotoxique n'était pas forcément considéré comme tel il y a dix ans. Mais les discordances pointées par l'étude ne diminuent pas au fil du temps. Sur la période 2005-2007, 32 fiches analysées contiennent des reprotoxiques, alors que 3 seulement mentionnent l'étiquetage correspondant. "Le problème est récurrent, analyse Annie Chalons. Il faudrait être plus exigeant sur les connaissances des personnes chargées de rédiger ces fiches, tenir compte du temps de latence entre les études toxicologiques, les adaptations européennes et leur application en France... Il y a un faisceau d'éléments qui rendent les informations discordantes. A la lecture de la seule rubrique 15, les médecins du travail ne connaissent pas les risques réels auxquels sont exposés les salariés. Ils ne peuvent conseiller une prévention adaptée ni mettre en lien des problèmes de fertilité ou de développement avec les produits manipulés."

Cette situation nuit à la traçabilité des expositions au fil du temps. Beaucoup d'entre elles restent inconnues, et recouper a posteriori les informations sur les produits avec les personnes qui les ont manipulés est très difficile. "Nous ne pouvons pas nous baser sur le papier ni sur notre mémoire pour conserver et croiser les informations, il nous faut des outils informatiques que nous n'avons pas", témoigne Annie Chalons. Ces difficultés sont accentuées par la nature même du risque : la survenue possible de stérilités ou de malformations congénitales. Touchant plus que les autres risques à l'intime, il demeure souvent invisible. Les médecins du travail ne sont pas forcément au fait des difficultés d'un salarié à avoir des enfants. Les autres médecins ne se posent pas toujours la question des expositions professionnelles. Le lien entre les deux médecines, de prévention et de soins, reste à établir.

 

Repère : classification et phrases de risque

L'étiquetage des reprotoxiques des catégories 1 et 2, les plus nocifs, comprend le symbole "Toxique" et les phrases de risque R60, "Peut altérer la fertilité", et R61, "Risques pendant la grossesse d'effets néfastes pour l'enfant". Ceux de catégorie 3 s'accompagnent du symbole "Nocif" et des phrases R62, "Risques possibles d'altération de la fertilité", et R63, "Risques possibles pendant la grossesse"

Pour l'heure, les médecins du travail n'ont d'autre solution que d'exiger des FDS récentes, de les décrypter minutieusement en recherchant et actualisant les informations disponibles sur les composants, et de réaliser, si possible, des analyses de manière rétroactive. Une tâche énorme ! Encore faut-il que les documents existent, contiennent les informations suffisantes et soient transmis. "Il reste un important travail d'information à faire pour que les fabricants transmettent les fiches à l'employeur puis celui-ci au médecin du travail", souligne Josiane Albouy, médecin-inspecteur régional du Travail dans le Centre. Une campagne menée par l'Inspection du travail du Loiret sur le secteur de l'imprimerie a ainsi révélé que les FDS étaient absentes ou incomplètes dans plus de la moitié des entreprises. "Le médecin du travail ne peut pas tout faire, ajoute Josiane Albouy. Il faut des actions coordonnées en lien avec une profession. Comme celle qui a été menée dans l'Indre auprès de peintres en bâtiment : les médecins ont mis au jour des produits non étiquetés contenant du plomb avec l'appui des inspecteurs, qui les aidaient à récupérer des fiches récentes et en français. A partir de là, on peut bâtir une information-sensibilisation, relayée ensuite sur le terrain par les contrôleurs et les médecins. Mais il faut aussi qu'employeurs et salariés se saisissent des informations contenues dans les fiches."

 

Contrôle limité

D'ordinaire, l'Inspection du travail s'attache surtout à vérifier que les FDS sont présentes dans les entreprises, qu'elles sont complètes et rédigées en français, et qu'elles sont diffusées aux salariés, instances et structures concernés. "En cas de carence, l'employeur s'expose à des observations, voire à un procès-verbal s'il persévère", rappelle Laurent Vilboeuf, chef du département appui-soutien au contrôle à la direction générale du Travail. Si le problème vient du fournisseur, l'Inspection peut intervenir auprès de ce dernier. Enfin, si des doutes existent sur le contenu de la fiche, elle peut solliciter d'autres compétences, au sein des caisses régionales d'assurance maladie ou de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), par exemple. Mais les services de contrôle s'avouent plutôt impuissants face à l'ampleur du problème. De récentes évolutions de la réglementation risquent de compliquer encore les choses. Le système général harmonisé d'étiquetage, adopté par l'Union européenne en juin 2008, va en effet modifier les pictos, les classes de danger, certains critères de classification... De quoi brouiller un peu plus les repères.

  • 1

    Une concentration de plus de 0,5 % pour les reprotoxiques des catégories 1 et 2 ou de 5 % pour une substance classée en catégorie 3 nécessite un étiquetage adapté.