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Pour en finir avec le modèle du bien-être au travail

entretien avec Sophie Le Garrec sociologue du travail, maître d’enseignement et de recherche à l’université de Fribourg (Suisse).
par Catherine Abou El Khair / avril 2021

Quelle est l’ambition de l’ouvrage collectif que vous avez coordonné, Les servitudes du bien-être au travail ?
Sophie Le Garrec :
Le bien-être au travail relève aujourd’hui de la pensée dominante. Certes, l’approche sociologique était déjà critique sur ce sujet mais cette remise en cause n’est pas suffisamment relayée à mon sens. L’idée de cet ouvrage est de mettre en relation les éléments de langage qui ont désormais largement infusé, comme le bonheur au travail, la pensée positive, l’épanouissement personnel, le savoir-être, le discours autour des talents… Or – et cela ne relève pas du tropisme de quelques sociologues – la santé au travail n’est pas qu’une question individuelle, quelle que soit la perspective adoptée. L’engouement actuel autour de la figure de l’entrepreneur interroge la protection des salariés, posant en creux la question de ce qui lie travail et santé. Historiquement, celle-ci a été perçue comme une externalité négative, prise en charge par la puissance publique et non par les entreprises. Néanmoins, la santé constitue aussi une variable économique extrêmement forte.

Comment se diffuse ce modèle du bien-être ?
S. L. G. : Il est par exemple assez frappant de voir comment, en dix ans, les formations destinées aux fonctionnaires en Suisse romande sont passées du savoir-faire au savoir-être. Actuellement, il apparaît comme logique que l’entreprise vienne délivrer la bonne parole hygiéniste. Les salariés se sentent flattés par ces formations coûteuses, de type gestion du stress, financées par leurs employeurs. Pourtant, celles-ci durent rarement plus de deux jours ; les conseils prodigués – faire du sport, bien dormir, bien s’alimenter – relèvent de la sphère privée et occultent les liens avec le travail. Cela crée un effet pervers de dissonance cognitive : on offre une formation pour gérer ce qu’il n’est pas possible de gérer. Et il est difficile de contrecarrer ce discours car qui est contre le bonheur au travail ? C’est un vrai problème.

Comment peut-on changer le cours des choses ?
S. L. G. : Il y a un enjeu autour du statut de la santé au travail : juridiquement, la reconnaissance des interactions entre travail et santé n’est pas à la hauteur, à l’image des burn-out qui peinent à être reconnus comme d’origine professionnelle. Il est ensuite nécessaire de se questionner sur ce qu’est le travail aujourd’hui. Il n’y a pas de recette miracle : il faut recréer des espaces collectifs pour interroger le travail et accepter de nouveau la conflictualité autour de ces questions car c’est ce qui est porteur de changement. Faire évoluer les concepts ne résoudra rien ; tour à tour, les notions de stress, de risques psychosociaux, de burn-out, à l’origine destinées à éclairer les liens entre travail et santé, sont devenues des fourre-tout. Et elles renvoient toutes à cette logique d’individualisation qui est au cœur du problème.

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