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« Une forte reprise des pensées suicidaires après le deuxième confinement »

entretien avec Michel Debout professeur émérite de médecine légale et droit de la santé au CHU de Saint-Etienne et membre de l’Observatoire national du suicide.
par François Desriaux / 08 avril 2021

Le professeur Michel Debout, spécialiste du suicide, regrette que les pouvoirs publics ne considèrent pas assez la détresse psychique liée à la crise sanitaire.

A deux reprises, en novembre et février dernier, vous avez alerté sur l’insuffisante prise en compte des risques psychologiques découlant de la pandémie. Pourquoi ? Et avez-vous été entendu ?
Michel Debout :
Ceux qui s’intéressent à la prévention du suicide, ce que je fais depuis quarante ans, savent qu’à chaque crise économique et sociale, la mortalité par suicide augmente de façon significative dans les deux années suivantes. Ce fut le cas en 1930 et 1931 après la grande crise de 1929 et, plus près de nous, après la crise financière de 2008. Cette surmortalité est précédée d’une progression des pensées suicidaires et des tentatives de suicide quand apparaissent les premières conséquences sociales.
C’est pourquoi, dès février 2020, j’ai alerté les pouvoirs publics sur les effets prévisibles et dévastateurs de la détresse psychologique qu’allait connaître une large couche de la population avec cette pandémie. J’ai réitéré cette alerte au mois de juin, à l’occasion de la publication du quatrième rapport de l’Observatoire national du suicide. Ces avertissements sont restés sans effet. Aucune mesure spécifique n’a été retenue et, une fois l’été arrivé, beaucoup – même les responsables de la santé publique – ont pensé que la crise était derrière nous !
Pour mieux connaître l’évolution des idées suicidaires, j’ai dirigé une enquête pour la Fondation Jean-Jaurès. La première période de confinement, avec de fortes contraintes notamment pour les populations les plus démunies, ne s’est pas traduite par une augmentation des pensées suicidaires mais, au contraire, par leur diminution.  Le fait d’être tous égaux face à la menace virale provoque un instinct de survie et renforce les dynamiques de protection psychologique, individuelle et collective. Cela s’est notamment illustré par les applaudissements adressés aux soignants, exprimant notre solidarité.
Mais après le confinement de novembre, nous avons observé une forte reprise des idées suicidaires. C’était prévisible puisque aucune mesure forte de prévention n’a été mise en œuvre et que, cette fois-là, tout le monde n’était pas logé à la même enseigne, avec un confinement beaucoup plus sélectif.

Dans le monde du travail, quels sont les populations fragilisées par la crise sanitaire ?
M. D. :
Les artisans, commerçants, petits ou plus grands patrons des secteurs de la culture, de la restauration, du tourisme, de l’événementiel ont rencontré des difficultés financières. Elles ont été, pour partie, compensées par des mesures gouvernementales bienvenues. Mais ils n’ont pas pu continuer à tenir leur rôle social et humain et se sont sentis injustement relégués, dévalorisés, voire accusés d’être pourvoyeurs de la pandémie. Tout cela, évidemment, a nourri une grande détresse psychologique. Il en va de même pour ceux qui sont restés au chômage. Quant aux jeunes qui n’ont pas trouvé leur premier emploi, aux étudiants privés de leurs stages et de petits boulots, rien n’a été prévu pour leur permettre de reconstruire du lien et reprendre ainsi confiance dans leur vie.
Pour ces trois groupes, qui présentent le plus d’idées suicidaires, il faut mettre en place une prise en charge des troubles psychiques dès qu’ils se manifestent. Les numéros d’appel dédiés, la gratuité des interventions et la mobilisation des professionnels et des associations de soutien psychologique sont un début de réponse. Mais le soutien psychologique, seul, ne peut suffire. Il faut permettre la reprise rapide des activités de ces professionnels, et ainsi restaurer le lien social qu’ils jouent.

Quelles mesures de prévention préconisez-vous, notamment sur le télétravail ?
M. D. :
Malgré les mesures financières d’accompagnement, les entreprises reprendront leur activité dans un environnement de forte compétitivité nécessitant une productivité accrue. Cela risque de se traduire par des pressions sur la performance des salariés, pouvant entraîner du stress professionnel jusqu’à l’épuisement et même des situations harcelantes. On voit ce qui se passe aujourd’hui dans les métiers du soin. Les représentants du personnel et les acteurs de la prévention, en particulier les médecins du travail, devront se montrer vigilants face à cette situation.
Pour séduisant qu’il soit par certains aspects, on a bien vu que le travail à domicile rompt le lien social tissé dans l’entreprise. Il provoque la confusion entre espace privé et professionnel, avec le risque que les contraintes envahissent la vie personnelle des salariés. Le télétravail doit être organisé ; il ne doit pas se substituer à l’activité elle-même mais en être un complément limité, permettant de réduire par exemple la fatigue des trajets domicile-travail. Le droit à la déconnexion doit être réaffirmé avec force. Les CSE devraient tenir une séance exceptionnelle sur tous ces points.
Enfin, les travailleurs restés au chômage après ce troisième confinement et ceux concernés par les plans sociaux devraient pouvoir bénéficier d’un bilan médical global, physique et psychologique.