Jean-Paul Teissonnière (à g.) et Daniel Soulez Larivière (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Jean-Paul Teissonnière (à g.) et Daniel Soulez Larivière (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

France Télécom, amiante, AZF : le procès pénal en question

par François Desriaux Rozenn Le Saint / avril 2019

Pendant deux mois, le tribunal correctionnel de Paris va examiner les responsabilités des dirigeants de France Télécom poursuivis pour harcèlement moral. Avocats, Jean-Paul Teissonnière et Daniel Soulez Larivière s'opposent sur les vertus du procès pénal dans les affaires de santé au travail.

En quoi le procès contre l'ancien PDG et sept cadres supérieurs de France Télécom, qui s'ouvrira le 6 mai et durera deux mois, est-il exceptionnel, sachant que dans un autre procès, celui sur l'explosion de l'usine AZF, la justice n'a pas vraiment permis de juger de l'ensemble des responsabilités ?

Jean-Paul Teissonnière : Le caractère exceptionnel du procès de France Télécom tient au niveau des responsabilités qui seront jugées. Il est très rare, dans les affaires de santé au travail qui arrivent devant un tribunal correctionnel, que soient jugés un PDG et les directeurs d'un groupe. En général, ce sont plutôt des chefs d'établissement qui comparaissent. Là, ce qui est en cause, ce sont bien les choix stratégiques de l'entreprise. Un autre élément exceptionnel, dans ce procès, est le caractère massif du harcèlement moral, défini par le parquet comme un harcèlement structurel qui a affecté l'ensemble du personnel, soit 120 000 personnes.

Dans l'affaire AZF, ce qui est hors norme, c'est la longueur de la procédure. Nous sommes presque vingt ans après les faits et l'affaire est toujours pendante devant la Cour de cassation. Toutes les grandes affaires au pénal en santé au travail ont une durée exceptionnellement longue. C'est le signe d'une profonde inadaptation de l'appareil judiciaire à gérer de tels dossiers.

Daniel Soulez Larivière : Sur l'affaire AZF, que je connais bien1 - contrairement à celle de France Télécom, que je ne commenterai pas de ce fait -, je suis d'accord avec Jean-Paul. L'instrument pénal [voir "Repère" ci-contre] est très peu performant, voire complètement toxique pour juger une réalité complexe. Antoine Garapon [ancien magistrat, secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice, NDLR] disait : "En France, la vérité, ce n'est pas une question de preuves mais de souveraineté." La découverte de la cause certaine est obscurcie par la volonté de trouver un coupable. On le voit bien avec les catastrophes aériennes : ce n'est pas le même métier de chercher la vérité, l'enchaînement des causes qui aboutit à un accident, et celui de chercher un coupable. En général, le Bureau d'enquêtes et d'analyses pour la sécurité de l'aviation civile tombe toujours juste, alors que le pénal, lui, tombe souvent à côté. Cette obsession du pénal de trouver un coupable s'oppose bien souvent à la manifestation de la vérité. Pourquoi, en France, sommes-nous les seuls à utiliser à tout-va ce droit ? Nous sommes un pays catholique, nous avons besoin de trouver le mal dans le pénal. Le diable a disparu des églises, nous essayons de le retrouver dans les palais de justice. Une autre raison, c'est aussi la faiblesse des indemnisations en France par rapport à ce qui se pratique notamment dans les pays anglo-saxons. Le procès pénal a, en quelque sorte, une fonction compensatrice de cette lacune. Enfin, troisième raison, le pénal est perçu comme le seul moyen d'obtenir les informations à partir de l'instruction - gratuite -, sinon il n'y a pas d'enquête. Aux Etats-Unis, au civil, il y a l'obligation pour les parties de communiquer toutes les pièces du dossier, sous peine de graves sanctions.

 

Repère : civil et pénal : quelle différence ?

La justice civile a pour fonction de régler les litiges entre les parties et d'accorder des dommages et intérêts à des victimes de préjudices. Par exemple, les prud'hommes vont trancher les conflits nés de l'exécution du contrat de travail.

La justice pénale, elle, a pour objet de punir des personnes ayant commis une contravention, un délit ou un crime. Sa vocation répressive s'exerce pour protéger la société, maintenir l'ordre public et garantir la sécurité des biens et des personnes. Les délits sont jugés par un tribunal correctionnel, les crimes par une cour d'assises.

Vous suggérez que le Code pénal n'est pas adapté dans ce type de scandale sanitaire. En particulier, la rédaction de l'article sur les délits non intentionnels (voir "Repère" page 54), modifiée en 2000 sur une initiative du sénateur Pierre Fauchon, a été critiquée par les associations de victimes. Cet article ne devrait-il pas être révisé ?

 

Repère : délits non intentionnels

Selon l'article 121-3 du Code pénal, "il n'y a point de crime ni délit sans intention de le commettre. Toutefois, lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas d'imprudence, de négligence ou de mise en danger délibérée de la personne d'autrui". Les auteurs indirects de dommages (blessure ou homicide involontaire) sont responsables pénalement s'ils ont violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou un règlement, ou ont commis une faute caractérisée.

D. S. L. : Le sénateur Pierre Fauchon a élaboré sa proposition modifiant la loi sur les délits non intentionnels en 2000 en voulant introduire une "dose de volontaire" dans ce qui est de l'ordre de l'accident involontaire. En matière d'affaires d'atteintes à la santé, qui s'étalent souvent sur plusieurs dizaines d'années, c'est plus délicat qu'en matière accidentelle. Si on prend les affaires de médicaments causant des problèmes de santé aux patients à qui on les prescrit, on voit bien la complexité. S'il est démontré qu'on a mis délibérément sur le marché un médicament dont on savait qu'il était dangereux, mais qu'on ne voulait pas perdre de profit, alors, oui, c'est bien du pénal car on est face à un comportement délinquant. Mais bien souvent, les affaires sont plus compliquées que cela et que la façon dont la presse les présente. Il faudrait établir une gradation, tenir compte des nuances, d'autant plus qu'en droit pénal, il s'agit d'être précis, de ne pas mélanger les faits avec la perception des faits, avec les fantasmes et les craintes. Ainsi, la chronologie de l'évolution des connaissances est déterminante dans ces affaires. La pire des horreurs serait de juger le passé avec les connaissances d'aujourd'hui. Je ne suis pas sûr que le juge pénal soit le plus apte à cerner la nuance ; le juge civil l'est davantage. Aux Etats-Unis, les sanctions financières au civil sont réellement dissuasives et, par ailleurs, en droit américain, la notion de "dommages punitifs" permet d'augmenter en quelque sorte l'indemnisation des préjudices en fonction de la gravité de la faute.

J.-P. T. : La loi Fauchon a créé de l'incertitude dans la détermination des délits non intentionnels. Mais j'ai une critique plus systémique à formuler. La façon dont l'intention est caractérisée en France n'est pas pertinente. On ne peut plus s'arrêter à la seule distinction de la volonté ou non de tuer ou de porter atteinte aux personnes. Bien sûr que les industriels de l'amiante n'avaient pas la volonté de faire mourir les ouvriers de leurs usines. Mais les pièces du dossier pénal démontrent que, très tôt, ils ont su que l'exploitation de ce matériau allait entraîner un grand nombre de morts. En droit pénal français, cette conscience du danger n'entre pas en ligne de compte. Ainsi, un conducteur qui tue un piéton après avoir dérapé sur une plaque de verglas est certain d'être renvoyé devant un tribunal correctionnel. A l'inverse, un industriel parfaitement conscient des risques qu'il fait courir à une population, voire qui les dissimule aux yeux de l'opinion ou des autorités - c'est le cas de l'amiante -, a toutes les chances de n'être jamais jugé. On est d'une grande sévérité pour les infractions simples ; en revanche, pour les infractions plus complexes qui font des dizaines de milliers de victimes, il n'y a pas de comparution au pénal. Cela prouve que le système judiciaire répressif n'est plus adapté. Il est incapable de juger les catastrophes collectives.

Les Italiens ont établi une gradation en matière d'intention qui me paraît plus pertinente : il s'agit de la notion de "dol" [en droit, comportement malhonnête, tromperie, NDLR]. Lorsqu'on est dans une hypothèse de connaissance certaine d'atteinte à la santé ou à la vie, bien que l'auteur de l'infraction n'ait pas voulu porter atteinte, celle-ci sera assimilée à un délit ou à un crime intentionnel.

On entend souvent les victimes affirmer que l'établissement des responsabilités pénales a des vertus pour améliorer la prévention. Qu'en pensez-vous ?

J.-P. T. : Comme le dit très bien la juriste Mireille Delmas, "le droit pénal a deux fonctions essentielles, une fonction répressive évidente et une fonction d'édiction des interdits majeurs qui structurent une société". Le droit pénal a beaucoup de défauts, il est archaïque et peut paraître inefficace, mais on ne peut pas lui enlever cette fonction anthropologique essentielle qui le rend indispensable. C'est l'un des désaccords que j'ai avec Daniel : je ne crois pas qu'à lui seul le "marché" de la compensation puisse réguler le risque. Les dommages et intérêts peuvent être dissuasifs à l'égard d'une entreprise, mais, sur des cas comme l'amiante, la régulation par compensation est insuffisante. Au-delà de la fonction de réparation, la sanction pénale a une valeur symbolique importante.

D. S. L. : Je suis d'accord, mais pour que cette fonction anthropologique du droit pénal soit efficace, il ne faut pas galvauder son utilisation. On ne doit porter le fer pénal que lorsqu'il y a un trouble manifeste à l'ordre public. La question est : à quel endroit mettons-nous le curseur ? Et c'est probablement là que nous divergeons.

A partir du moment où la Cour de cassation a décidé en 1901 que la faute civile était égale à la faute pénale, cela ne va pas. Enfin, sur la régulation du risque, j'insiste. Quand on voit le montant des sommes que Monsanto va devoir verser au jardinier américain, que l'on sait que les procédures contre cette firme risquent de se multiplier et que cela fait plonger le cours de ses actions, cela finit par être très pénalisant.

Me Soulez Larivière, vous avez souvent exprimé des réserves quant à la participation des parties civiles au procès pénal. Pourquoi ? Et qu'en pense votre contradicteur ?

D. S. L. : Je considère que les victimes n'ont pas leur place sur la scène pénale, dans le sens où elles perçoivent l'action judiciaire comme une action vindicative. Dans certains procès liés à des accidents d'avion, j'ai vu des gens qui venaient au procès vêtus d'un tee-shirt où figurait la photo de leur mari, de leur fille, etc. Contrairement à la justification qui est souvent mise en avant, comment voulez-vous que les victimes fassent leur deuil ainsi ? Cette action vindicative est malsaine. Je ne dirais pas la même chose dans des affaires de viol, où le procès est une des conditions de la résilience pour la victime. Mais cela peut se faire aussi en étant simplement témoin. Il est très important que la victime soit le témoin de ce qu'elle a vécu.

En France, nous sommes dans un déraillement sur la place des victimes. Lors du procès AZF, les victimes semblaient assister au procès comme on assiste à un match. C'est extrêmement malsain et cela fait pression sur le parquet. Il y a deux piliers en droit pénal : d'une part, la proportionnalité, le fameux "oeil pour oeil, dent pour dent" ; d'autre part, la confiscation de la vengeance privée. Avec les parties civiles au milieu, cela brouille les pistes, cela n'est pas moral.

J.-P. T. : Je pourrais faire la critique inverse en décrivant des procès dans lesquels les victimes ne sont pas présentes. On se retrouve parfois dans des situations de connivence entre le parquet et les prévenus et on a alors un procès désincarné, à la surface des choses, qui n'entre pas dans la réalité, terrible souvent, vécue par les victimes. Quand elles font bien leur travail, les associations de victimes permettent d'éviter toutes ces dérives. Je dirais même que les victimes et leurs associations font souvent preuve de maturité. Leur but n'est pas que le ou les responsables soient traînés en prison mais que l'institution judiciaire affirme : "Ce qui a été fait là était interdit." Dans l'affaire France Télécom, je fais en sorte que les victimes de harcèlement moral soient présentes au procès. Et nous n'avons jamais instrumentalisé les victimes en utilisant des situations sensationnelles.

  • 1

    Me Soulez Larivière s'est occupé de cette affaire dès le 21 septembre 2001, date de la catastrophe.