Salle d'audience du procès France Télécom - © Solidaires/Claire Robert (https://www.clairerobert.org/)
Salle d'audience du procès France Télécom - © Solidaires/Claire Robert (https://www.clairerobert.org/)

France Télécom : du rouge à l'orange

par Isabelle Mahiou / juillet 2019

Pour la première fois, les anciens dirigeants d'une entreprise du CAC 40 sont jugés par un tribunal correctionnel pour avoir organisé un harcèlement moral stratégique. En attendant le verdict, l'entreprise doit aujourd'hui faire face aux risques psychosociaux "ordinaires".

Une première ! Deux mois et demi d'audience au tribunal correctionnel de Paris, sept dirigeants d'une entreprise du CAC 40 sur le banc des prévenus, dont l'ex-PDG Didier Lombard, ainsi que l'entreprise en tant que personne morale, 158 parties civiles victimes de méthodes de management mises en oeuvre entre 2006 et 2010... Le procès de France Télécom pour harcèlement moral est un événement hors norme, à l'image de la crise sans précédent qui a frappé l'opérateur téléphonique, devenu depuis Orange. L'objectif était de se séparer de 22 000 "collaborateurs", la plupart encore fonctionnaires, alors que le groupe récemment privatisé devait rémunérer ses actionnaires.

"Il fallait précariser des salariés protégés dans leur emploi de façon à ce qu'ils se sentent assez mal pour partir", rappelle la sociologue Danièle Linhart, qui a participé à l'Observatoire du stress et des mobilités forcées créé en pleine tourmente par les syndicats Sud et CFE-CGC. "Le management intermédiaire avait pour fonction de créer cette déstabilisation systématique : injonctions à trouver une mobilité, mises au placard, mutations forcées...", poursuit-elle.

Comme le précise Me Jean-Paul Teissonnière, avocat du syndicat Sud et de l'association de victimes ASD-Pro, tous deux parties civiles, "le harcèlement est constitué, ici, non par une relation individuelle, mais par le rapport entre une direction décidant d'une stratégie bâtie sur le harcèlement moral et l'ensemble du personnel concerné".

Audit accablant

Les alertes lancées par les salariés et leurs représentants resteront ignorées, celles des services de santé au travail également. C'est finalement l'action de l'Observatoire du stress, alliée à la médiatisation des suicides et à l'intervention de l'Inspection du travail déclenchée par la plainte de Sud, fin 2009, parallèlement à un audit accablant du cabinet Technologia, qui mettra un coup d'arrêt à la plus vaste opération de "harcèlement stratégique" de l'histoire du management. S'ensuivra une procédure judiciaire où toutes les organisations syndicales seront parties civiles.

Au regard du nombre d'agents qui ont eu à souffrir de cette gestion, bien peu - victimes directes ou ayants droit - sont représentés au procès. Mais, dix ans après les faits, "beaucoup ne veulent plus entendre parler de la crise, tant le souvenir est douloureux, note Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC chez Orange. On espère que ce procès aidera les victimes dans leur processus de reconstruction." Et de réparation. "La reconnaissance de l'infraction ouvre la voie à des dommages et intérêts pour préjudice moral, détaille Jean-Paul Teissonnière. Certains pourront aussi se tourner vers une juridiction civile et administrative pour faire reconnaître le caractère professionnel de l'accident". Sud demande aussi la création d'un fonds d'indemnisation alimenté par l'entreprise pour "tourner la page, et intégrer des victimes anonymes ou qui ne s'engageraient pas dans une longue procédure", indique Patrick Ackermann, délégué syndical Sud-PTT. Plus largement, "il faut que ce procès serve à responsabiliser davantage les entreprises à la prévention des risques psychosociaux", insiste Elisa Mistral, son homologue de la CFDT.

Dix ans après la crise, Orange en a-t-il tiré les leçons ? Après les mesures d'urgence pour redonner forme humaine à l'entreprise - arrêt des mobilités, recrutements, instauration de RH de proximité... -, le dialogue a pu reprendre de manière plus apaisée. "On a vécu une période d'ouverture sociale, avec des négociations sur des chantiers d'organisation du travail, d'équilibre vie privée-vie professionnelle... Il y a eu pas mal d'espoir, mais après les choses se sont refermées", estime Patrick Ackermann. Autre acquis : un conseil national de prévention du stress et une enquête paritaire triennale menée avec le cabinet Secafi, dont l'intérêt est salué de toutes parts. "Elle permet d'observer des évolutions quiorientent nos réflexions et nos plans d'action dans le cadre d'un dialogue nourri également par les différentes instances", explique Alain André, directeur sécurité et qualité de vie au travail.

Complexité du travail

Mais dès 2012, l'enquête pointe une complexité particulière du travail et un ressenti de sa charge et de son intensité plus négatif que dans le reste de la population. La recrudescence des suicides en 2014 (21 sur l'année), qui provoque une alerte du conseil national d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, montre les limites des évolutions en cours. Depuis, impossible de connaître le nombre de suicides. "La direction ne nous informe plus... Ça crée de la suspicion", observe Thierry Franchi, délégué syndical adjoint de la CGT. "On a perdu un élément d'information qui permettait d'avoir une vigilance", renchérit Elisa Mistral. Alain André parle, lui, d'"une communication en proximité au CHSCT dans le respect des familles et de la réglementation"

Malaise croissant

La question serait-elle redevenue taboue ? En tout cas, localement, le traitement des alertes n'est pas toujours aisé. "Sur mon périmètre (boutiques de Paris et des Hauts-de-Seine), où il y a eu deux tentatives de suicide en six mois, la direction soit a eu du mal à accepter une enquête, soit a contesté notre demande d'expertise", relate Ernest Guevara, le secrétaire (CGT) du CHSCT.

L'enquête triennale 2019 montre un malaise croissant. Le ressenti autour de la charge de travail se dégrade, la crainte des mobilités resurgit. En cause, des fermetures et regroupements de sites, ainsi que des mobilités fonctionnelles liées à la digitalisation. Problématique aussi, la fluidité des relations entre entités et des coopérations entre services. Le constat est très marqué dans les boutiques et les agences du marché entreprises. Dans les premières, "les salariés ont une faible autonomie et sont soumis à des pics d'activité permanents", souligne Elisa Mistral. "Les heures supplémentaires explosent et le nombre des arrêts maladie longs est en hausse", ajoute Ernest Guevara. Quant aux secondes, confrontées à des problèmes de gestion liés aux outils informatiques et aux changements permanents de l'offre, elles ont été très impactées par des contraintes réglementaires leur imposant de rétablir des frontières entre commercial et technique. "Nous allons approfondir notre travail d'analyse dans ces deux domaines et nous rapprocher des directions métiers pour aller plus dans le détail", affirme Alain André. Et de préciser que 1 000 personnes, sur près de 90 000, se consacrent à la prévention et aux conditions de travail. "La complexité est un problème récurrent, sur lequel nous travaillons en permanence", poursuit-il.

"C'est le jour et la nuit"

"On a besoin de remplacer davantage les départs aujourd'hui", plaide Elisa Mistral. Une revendication très partagée. Au-delà, les moyens mis en oeuvre par la direction pour assurer la santé des salariés restent, selon la CGT, "largement en dessous de ce qu'il serait nécessaire". Dans leur rapport d'activité, les médecins du travail d'Ile-de-France déplorent de "ne pas être systématiquement sollicités en amont dans les projets de transformation" et, quand ils le sont, d'"avoir parfois l'impression de servir de caution morale". Par ailleurs, soutient Ernest Guevara, l'expérimentation de projets en amont, qui fait l'objet d'un accord, n'est jamais généralisée sur le terrain.

Il n'en reste pas moins que "c'est autre chose aujourd'hui, tout le monde est sous pression, mais ce n'est pas un management pathogène, considère Sébastien Crozier. On est passé d'une situation de mal-être liée à des facteurs internes à une situation de tensions liées essentiellement au secteur des télécoms"."Les relations sont normalisées, c'est le jour et la nuit par rapport à la période Lombard", atteste Thierry Franchi.

L'entreprise peine malgré tout à changer fondamentalement les choses. Dans son organisation matricielle, ce sont les directions métiers nationales qui ont la main sur les moyens mis en oeuvre pour atteindre les objectifs stratégiques. Les directions opérationnelles, elles, appliquent. Non seulement la conception des projets est éloignée du terrain, mais les CHSCT, qui ont plutôt un périmètre géographique, n'ont pas d'interlocuteur métier. Difficile, dans ces conditions, d'avancer sur les évolutions du travail.

 

"L'infraction emblématique du harcèlement"
Elisabeth Fortis professeure de droit pénal à l'université Paris-Nanterre

"La prise en compte du suicide en matière pénale n'a rien d'évident. L'homicide involontaire, supérieur au harcèlement moral dans l'échelle des peines, est difficile à invoquer quand on est face à un acte volontaire de la victime. En outre, dans le cas de France Télécom, le comportement apparemment intentionnel des dirigeants exclut qu'une faute d'imprudence ait pu être la cause de l'acte. Il n'y a pas non plus violation délibérée d'une obligation particulière de sécurité, car les conditions de travail relèvent d'une obligation générale. Le harcèlement moral est, dans cette affaire, l'infraction la plus proche des faits. Elle est certes décevante en termes de peines, sans commune mesure avec la gravité des faits : 15 000 euros et un an de prison pour les prévenus, 75 000 euros pour la personne morale. Mais elle est emblématique. Une condamnation fixerait les limites du pouvoir de direction quant à ses méthodes de gestion. En matière pénale, elle conforterait la reconnaissance du harcèlement institutionnel. Cela s'inscrit dans un mouvement de prise de conscience des violences morales dans la société."

 

"Maintenant, il faut changer le travail"
François Cochet directeur des activités santé au travail au cabinet d'expertise Secafi

"L'arrivée d'une nouvelle direction en 2010 a rétabli la confiance et a permis de signer de nombreux accords sociaux. Un conseil national de prévention du stress a été créé, avec la mise en place d'un outil d'observation inédit : une enquête triennale couvrant tous les champs des conditions de travail. Ses conclusions sont présentées aux CHSCT de chaque établissement pour nourrir des plans d'action avec l'appui des préventeurs. Selon l'enquête 2019, qui a recueilli 37 000 réponses, la fierté d'appartenance à l'entreprise reste élevée, mais la situation globale a cessé de s'améliorer. En témoigne la peur de certains changements, géographiques ou de métier. Le soutien social, de la part de la hiérarchie et des collègues, continue de s'améliorer. Ce n'est pas le cas de la demande psychologique, avec un travail souvent interrompu, complexe, en quantité excessive... Les salariés se disent toujours stressés et insuffisamment reconnus. Les métiers en relation avec la clientèle concentrent les difficultés. Orange est confronté à la fois à une rapide évolution technologique, à une concurrence acharnée et à une grande complexité interne. La filière RH a fait son travail ; maintenant, c'est le travail qu'il faut changer. En faisant davantage confiance à "ceux qui font" pour élaborer des solutions."

 

"Obtenir une condamnation exemplaire"
Michel Lallier président de l'Association d'aide aux victimes et aux organisations confrontées aux suicides et dépressions professionnels (ASP-Pro)

"L'association a accompagné des dizaines de salariés de France Télécom et de familles pour obtenir la reconnaissance d'un suicide ou d'une dépression en accident du travail ou en maladie professionnelle. Ce qui est difficile, car on est face à une stratégie de déni très organisée. Pour les fonctionnaires, l'employeur a le pouvoir de dire s'il y a accident de service, mais le plus souvent il le réfute. Au salarié ou à ses ayants droit d'en demander l'imputabilité. Cela implique le passage devant une commission de réforme et des experts, avec des médecins ou des spécialistes qui ignorent tout du travail de la personne ! Les expertises qui conduisent à reconnaître l'imputabilité d'accidents psychiques sont donc très marginales. Idem pour les maladies professionnelles. Ensuite, il reste le recours au tribunal administratif, voire au Conseil d'Etat... C'est la double peine : les gens sont maltraités et, une fois malades, ça continue. Beaucoup finissent par abandonner. Il faut faire entendre leur voix et obtenir une condamnation exemplaire de France Télécom afin de décourager l'usage de méthodes similaires, dans le secteur public en particulier."

 

"Un état de stress post-traumatique"
Christian Torres ancien médecin du travail à France Télécom

"Les conséquences du management des années noires de France Télécom pour la santé du personnel ont surtout été révélées par les suicides et dépressions. Ils ne sont que la partie visible d'une situation sanitaire plus grave. Les événements professionnels éprouvants, comme les mobilités forcées ou les changements de métier qu'ont dû affronter nombre d'agents, ont manifestement eu un rôle déclencheur dans la survenue de maladies somatiques - pathologies cardiovasculaires, maladies auto-immunes... Par la suite, même si le stress originel a disparu, ces maladies ont généralement continué d'évoluer et sont devenues chroniques. Par ailleurs, plus de dix ans après les faits, pour beaucoup de salariés ou d'ex-salariés, le souvenir émotionnel de ce qu'ils ont vécu à cette époque est encore très vif. Il s'apparente à un état de stress post-traumatique. Alors que certains demandent la création d'un fonds d'indemnisation pour les victimes, il serait sans doute opportun de prévoir aussi un dispositif d'aide et de soutien pour ceux qui sont encore hantés et qui ressassent cette période de leur vie professionnelle."