© Christophe Boulze/Mutualité française
© Christophe Boulze/Mutualité française

Gouvernance participative dans une PME d’ébénisterie

par Joëlle Maraschin / octobre 2020

La Fabrique, petite entreprise de menuiserie-ébénisterie en métropole lyonnaise, mise sur l’intelligence collective et donne à ses salariés la main sur le travail. Une organisation « délibérée » qui permet aussi de faire face à l’épidémie de Covid-19.

En montant l’escalier situé au cœur de l’atelier de La Fabrique, difficile de ne pas s’attarder sur la multitude de Post-it accrochés sur un panneau de bois. Chaque salarié peut y exprimer ses idées d’amélioration, les projets sur lesquels il aimerait travailler. Voilà une pratique symbolique de cette PME de 25 personnes, située à Francheville (Rhône), spécialisée dans la fabrication et l’agencement de mobilier en bois. Les deux fondateurs, Nicolas Autric, ancien artisan ébéniste, et Fabrice Poncet, ingénieur télécom, racontent non sans fierté leur expérience d’une gouvernance participative mise en place au fil des ans pour accompagner le développement de la structure tout en veillant au bien-être de leurs employés. « Nous préférons être des leaders en qui les salariés ont confiance plutôt que des chefs qui imposent », résume Fabrice Poncet, plus spécifiquement chargé de l’animation et du développement commercial.
La « sociocratie » revendiquée par les dirigeants de La Fabrique – principes de gouvernance théorisés à la fin des années 1970 par un ingénieur néerlandais – permet qui plus est de fidéliser le personnel dans un contexte de forte tension sur les métiers du bois dans la région. « Si nous ne sommes peut-être pas les meilleurs sur les salaires, notre turn-over est moins important que celui de nos concurrents », souligne Nicolas Autric. Et les salariés rencontrés le confirment : ils restent à La Fabrique avant tout parce qu’ils s’y sentent bien. « Il y a ici une écoute et une bienveillance qu’on ne trouve pas forcément partout », témoigne Cécile Grandgirard, ébéniste. « C’est une entreprise très ouverte, nous pouvons discuter de tout, des améliorations à faire mais aussi de ce qui ne va pas », ajoute Guillaume Margueron, lui aussi ébéniste.
Dès sa création il y a douze ans, la PME a misé sur la participation des salariés, avec un conseil d’entreprise réunissant l’ensemble de l’équipe. Lequel a voté, par exemple, un accord sur la gestion du temps de travail et s’est prononcé sur le choix d’une complémentaire santé. Mais au fil du temps, avec l’augmentation des effectifs, cette organisation a montré ses limites – les mêmes personnes y prenaient la parole, les décisions devenaient compliquées à prendre.

Autonomie dans l’organisation

En 2018, une direction collégiale est créée, réunissant chaque semaine les deux cogérants, le chef d’atelier Vincent Robin, la secrétaire comptable et trois salariés choisis par leurs pairs selon le principe d’une élection sans candidat. « C’est un vrai partage du pouvoir avec le personnel, assure Fabrice Poncet. Pour plus de souplesse, les décisions se prennent par consentement mais chaque membre possède un droit de véto. » Les salariés ont cependant refusé d’y aborder des sujets délicats comme les salaires ou les licenciements. « Nous ne sommes pas des patrons, nous n’avons pas choisi ces responsabilités », commente Cécile Grandgirard. Si le détail des réunions hebdomadaires demeure confidentiel, les décisions qui y sont actées sont consignées dans un cahier que tous peuvent consulter. Le conseil d’entreprise continue de se tenir toutes les six semaines ; il n’a plus le même pouvoir qu’auparavant mais reste un espace d’information et de concertation entre salariés et direction.
En outre, une certaine autonomie est laissée aux équipes métiers sur l’organisation du travail, les formations ou les achats. « La direction collégiale permet cependant de valider les décisions importantes prises à ce niveau », précise Vincent Robin. C’est un soutien pour l’encadrement de proximité, qui ne se retrouve donc pas seul à arbitrer. D’autre part, chacune des trois équipes métiers dispose d’un représentant au sein de la direction collégiale. « Un salarié ne souhaitant pas aborder tel ou tel problème en réunion d’équipe a la possibilité d’en parler au représentant qui va le relayer dans cette instance », ajoute Guillaume Margueron.
Revers de la médaille ? La Fabrique se passe de représentants du personnel, élus et protégés. Le comité social et économique, obligatoire dans les structures de plus de 11 salariés, n’existe pas – un constat de carence a été dressé aux dernières élections faute de candidats ; le même procédé ayant été utilisé auparavant pour déroger à l’élection de délégués du personnel. « Sans nier l’importance du CSE, cette gouvernance partagée me semble plus adaptée à une petite entreprise comme La Fabrique », estime Vincent Robin, chef d’atelier. « Nos modalités sont plus riches qu’un tête-à- tête entre élus et dirigeants », renchérit Fabrice Poncet. Concrètement, les questions économiques, sociales, de santé et de sécurité au travail sont plus particulièrement prises en charge par des référents, désignés par la direction collégiale.

Des référents santé/sécurité

Si certains reconnaissent être quelque peu perdus entre les différents groupes et leurs prérogatives respectives, Fabrice Poncet défend cette organisation qui permet agilité et rapidité de la décision. La gestion de la crise du Covid-19 en est une illustration. Avant l’irruption du coronavirus, la cellule santé/ sécurité, composée de trois salariés et du cogérant Nicolas Autric, planchait essentiellement sur les questions de sécurité liées aux machines ; depuis, la prévention des risques professionnels liés à la pandémie est au cœur de leurs délibérations. Ce sont ces référents qui ont réfléchi sur les conditions du retour sur site le 6 avril dernier. Après trois semaines de fermeture au début du confinement, La Fabrique a repris progressivement son activité avec un tiers des effectifs dans les ateliers, puis deux tiers des salariés équipés de masques en tissu, avant un retour à la normale le 8 juin. « Nous nous rencontrons chaque semaine pour discuter le pour et le contre des mesures », relate Cécile Grandgirard, membre de cette cellule. Tous portent le masque, que ce soit dans l’atelier ou le bureau d’études, mais les horaires n’ont pas été aménagés. « Des pauses supplémentaires auraient un coût pour l’entreprise, nous voulons conserver nos emplois », continue-t-elle.
Depuis septembre et le nouveau protocole sanitaire en entreprise, la question est de savoir si les ébénistes peuvent porter ou non une visière à la place du masque. « Nos métiers sont physiques, certains souffrent en le portant », observe Nicolas Autric. En cette fin d’été indien, les portes des ateliers sont grandes ouvertes. Plus tard dans l’année, il sera possible de faire fonctionner l’aspiration de la cabine à vernis, laquelle permet un renouvellement en quelques minutes de l’air ambiant dans le bâtiment. Se pose aussi le problème du déjeuner, la pause de midi étant un moment de convivialité autour d’un repas concocté par le cuisinier de l’entreprise. Pour le moment, tout le monde mange à la même table dans un petit jardin attenant…

Conjuguer qualité de vie et performance

Cette expérience d’entreprise « délibérée », au sens où les salariés ont la possibilité de réfléchir ensemble sur les décisions à prendre, a été remarquée et accompagnée par l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail). Celle-ci en retient qu’il est possible de conjuguer qualité de vie au travail et performance, soulignant : « Les réunions et temps d’échange sont considérés comme une façon de travailler et non comme un coût. » Depuis sa création, l’entreprise a prospéré en faisant une place aux délibérations sur l’activité mais aussi à l’autonomie des salariés. « Chaque ébéniste dispose d’une grande liberté pour organiser son chantier et choisir ses procédures de travail », indique Guillaume Margueron. Autre élément important, les ébénistes-menuisiers portent un projet de A à Z, c’est-à-dire de la fabrication du mobilier au chantier d’agencement chez le client. Ce qui est loin d’être toujours le cas dans ce type d’entreprise. « C’est important pour nous de voir le résultat de notre travail, de constater qu’un client est satisfait », explique Cécile Grandgirard. Ce mode d’organisation a aussi pour effet de diversifier les tâches et les postures : une manière de prévenir la pénibilité tout en donnant du sens au travail.