La grande hâte des travailleurs d'Europe

par Serge Volkoff statisticien et directeur de recherche au Centre d'études de l'emploi / janvier 2012

Délais serrés pour exécuter les tâches, organisations mouvantes, précarité : les travailleurs européens sont de plus en plus nombreux à vivre ces situations aux effets nocifs. Tels sont les constats de la dernière enquête de la Fondation de Dublin.

Il y a une dizaine d'années, quand les questions d'intensité du travail ont pris de l'ampleur dans le débat social et scientifique en France, l'économiste Philippe Askenazy en a proposé un modèle d'analyse, qui reste d'actualité : le modèle du " productivisme réactif "1 . Il s'agit d'adapter au plus tôt les moyens de travail à l'objet ou au service produit, et celui-ci à la demande extérieure, avec une recherche de la satisfaction immédiate et totale du client. D'où quelques principes directeurs pour l'entreprise : réactivité, flexibilité, diversification de la production, réduction des stocks, innovation rapide, effectifs " au plus juste ". Ce qui se traduit, du côté des salariés, par davantage de mobilité et de polyvalence, par des horaires plus souvent décalés ou irréguliers et moins prévisibles et, enfin, par une pression accrue du temps dans la réalisation de leurs tâches.

Askenazy, et bien d'autres chercheurs de disciplines et de pays divers, ont souligné que ces formes d'organisation n'étaient ni passagères, ni propres à un pays en particulier2 . L'enquête européenne sur les conditions de travail (voir encadré ci-dessous), réalisée par la Fondation de Dublin tous les cinq ans depuis 1990 et qui porte à présent sur 34 pays, est un outil précieux pour s'en assurer. Les résultats de l'édition 2010 commencent à être diffusés. Ils confirment que l'intensité du travail s'est installée dans le paysage professionnel.

L'intensité du travail gagne du terrain

Pour s'y repérer, on peut partir de cette question simple : " Pouvez-vous me dire si votre travail nécessite de travailler selon des délais très stricts et très courts ? " Pour beaucoup de personnes interviewées, une réponse spontanée serait : " Cela dépend des périodes. " L'enquête propose donc de préciser l'ampleur de ces périodes de hâte : " jamais ", " presque jamais ", " environ un quart du temps ", etc., jusqu'à " tout le temps ". On constate que la proportion des travailleurs concernés par des délais très serrés pendant au moins un quart de leur temps de travail (voir graphique page 44) était déjà élevée en Europe il y a vingt ans. Elle n'a cessé de progresser depuis et s'est établie au-dessus des 60 %. Comme de nouveaux pays ont été inclus dans l'enquête à mesure que l'Union européenne (UE) s'élargissait, la série la plus longue ne porte que sur douze Etats, alors que les résultats récents présentés ici en concernent plus du double. Toutefois, l'évolution est la même, quel que soit le pourtour adopté.

Peut-on comparer les pays entre eux, de ce point de vue ? C'est imprudent, avec un outil de ce type. Comment traduit-on " délai " en letton, en néerlandais, en portugais ? Ce terme a-t-il vraiment la même signification quels que soient la langue, la culture, le contexte économique local ? De même pour " court ", " strict ", " nécessite ", etc. N'oublions pas, d'autre part, que si l'échantillon européen a une taille respectable, celui de chaque pays est d'un ordre de grandeur bien plus modeste ce qui accroît les marges d'incertitude

Il est frappant, en tout cas, de voir que, selon l'approche de l'intensité que l'on adopte, le classement des pays change. Pour la question sur les délais courts, les plus forts pourcentages ressortent en Turquie, à Chypre, en Autriche et en Allemagne. Si on s'intéresse au cumul de plusieurs contraintes de rythme de natures différentes - en associant donc plusieurs items du questionnaire -, le peloton de tête regroupe la Hongrie, le Royaume-Uni, la Grèce et l'Irlande. Les analyses les plus fines, comme celle qu'a publiée récemment Nathalie Greenan, économiste au Centre d'études de l'emploi, à partir des données des enquêtes antérieures3 , s'appuient sur des variables d'intensité dont la formulation et les échelles ont été élaborées de manière à être comparables d'un pays à l'autre. Selon cette lecture, c'est en Finlande qu'on relevait les plus fortes " contraintes techniques ", alors que la Suède se distinguait par son haut niveau de " contraintes marchandes ". Reste que, quel que soit le mode de calcul, les tendances à la hausse de l'intensité sont prédominantes.

Des emplois plus vulnérables

Bien d'autres indices viennent renforcer cette description d'un monde du travail de plus en plus dominé par des principes de réactivité, d'adaptation à un environnement changeant. Les longues durées hebdomadaires de travail se font plus rares, ce qui est un progrès pour la qualité de vie : le pourcentage de travailleurs à plus de 48 heures par semaine recule d'un point tous les trois ans à peu près ; il est à 15 % en 2010 dans l'Europe des 27. Mais, à l'opposé, c'est essentiellement le temps partiel qui se développe, au même rythme - et, cette fois, le " progrès " est évidemment douteux.

Une enquête à grande échelle menée depuis vingt ans

L'enquête européenne sur les conditions de travail (EECT ou EWCS, pour " European Working Conditions Survey ") est réalisée tous les cinq ans, depuis 1990, par la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail, dite " Fondation de Dublin ".

En 2010, la cinquième édition a concerné 34 pays, à savoir les 27 Etats membres de l'Union européenne, auxquels se sont ajoutés la Norvège, la Croatie, l'ancienne République yougoslave de Macédoine, la Turquie, l'Albanie, le Monténégro et le Kosovo (ces derniers pays ne sont pas inclus dans les résultats présentés ici). De 1 000 à 4 000 personnes par pays ont été interrogées à leur domicile, soit 44 000 enquêtés au total. L'échantillon est représentatif de l'ensemble des personnes au travail, qu'elles soient salariées ou indépendantes. Cette représentativité est consolidée grâce à une pondération des données en fonction de la région, de la taille de la commune, du sexe et de l'âge, du secteur économique et de la profession.

Les questions posées, souvent reprises d'enquêtes nationales effectuées auparavant dans certains pays, passent en revue de nombreux aspects des conditions et de l'organisation du travail, de leurs liens avec les conditions de vie (l'équilibre entre vie professionnelle et vie familiale) et des relations sociales dans ce domaine.

Du côté de la sécurité d'emploi, les constats ne sont pas plus réconfortants : les contrats à durée déterminée (CDD) augmentent d'un point tous les cinq ans et, plus généralement, le sentiment d'un emploi non assuré se développe. Quand on propose aux salariés européens de se situer par rapport à l'affirmation " Je risque de perdre mon travail au cours des six prochains mois ", les réponses " complètement d'accord " varient presque du simple au double selon les catégories sociales (22,5 % pour les " cols bleus " - en gros, les ouvriers - non qualifiés, contre 11,4 % pour les cadres qualifiés) et ont progressé de plusieurs points, dans chaque catégorie, entre 2005 et 2010 (voir graphique page ci-contre).

L'informatique, source de contraintes de rythme

Stimulée d'un côté par une gestion de plus en plus flexible de la main-d'oeuvre, l'intensité du travail est soutenue de l'autre par les changements dans les techniques et les organisations du travail. L'édition 2010 de l'enquête comporte de ce point de vue une nouveauté intéressante : on interroge les salariés sur l'existence (ou non), au cours des trois ans écoulés, de changements ayant eu un impact sur leur environnement de travail immédiat. La réponse est affirmative pour près de la moitié des répondants, avec certes de fortes différences entre pays, selon une échelle à peu près " Nord/Sud " : plus de 60 % en Scandinavie, en dessous de 40 % sur le pourtour méditerranéen - ce qui constitue tout de même une proportion élevée.

Les comparaisons entre enquêtes successives confirment l'impact de l'innovation technologique. Le pourcentage de salariés dont le travail est fortement déterminé par les technologies de l'information et de la communication est passé de 39 % à 54 % au cours de la dernière décennie. On sait que ces vagues d'informatique industrielle, de matériels bureautiques et de systèmes de gestion intégrée ont des effets contrastés sur le travail. De tels outils peuvent rendre celui-ci plus précis, plus efficace, faire disparaître des tâches fastidieuses... mais en créer d'autres. Dans tous les cas, ils constituent un facteur d'accélération, pour trois raisons au moins : par eux-mêmes, ils augmentent les possibilités - et, finalement, l'obligation - pour chacun de réagir instantanément aux événements, aux informations, aux appels ; ils offrent davantage de moyens de contrôle sur les cadences individuelles ; enfin, la phase même de changement est une période de pression, où il faut gérer à la fois l'arrivée du nouvel outil et le travail habituel. Au total, la conclusion d'une équipe de sociologues européens, à partir de l'enquête de 2005, est sans appel : " L'utilisation des ordinateurs et d'Internet est fortement corrélée avec le nombre des contraintes de rythme. "4

On se trouve alors devant une autre question : cette intensité est-elle en elle-même nocive ? Les recherches en épidémiologie professionnelle ou en ergonomie montrent qu'elle a des conséquences très diverses selon les contextes et selon les individus. Elle limite les possibilités pour chacun de choisir la stratégie de travail qui lui convient, mais ne provoque pas, de façon uniforme et simultanée, des difficultés ou des troubles chez les travailleurs qui y sont confrontés - en tout cas, pas les mêmes difficultés ou les mêmes troubles chez tous. Le bilan d'ensemble, pourtant, est négatif, si on en juge toujours par l'enquête de 2005 (ces mêmes analyses n'ont pas encore été menées sur les données de 2010). En pourcentages comparés, le travail sous forte pression du temps est assorti d'un surcroît de postures pénibles (+ 20 points) ou de mouvements répétitifs (+ 21 points), mais aussi du sentiment de ne pas bien faire son travail (+ 5 points) ou de manquer d'occasions d'apprendre et de se développer dans son travail (+ 5 points).

Fragiles équilibres

Il peut sembler paradoxal que, malgré cette évolution, la grande majorité des travailleurs européens - de 70 % dans l'agriculture à 90 % dans les services financiers - se soient déclarés, en 2010, " satisfaits " ou " très satisfaits " de leur travail (la proportion de " très satisfaits " étant cependant bien moindre : comprise entre 8 % et 15 % seulement, selon les secteurs). Ces déclarations sont toujours compliquées à interpréter. Il s'y mêle la satisfaction... d'avoir un emploi ; celle d'occuper une situation convenable au regard du milieu social d'origine, des études qu'on a faites ; celle d'entretenir des relations de travail correctes, voire amicales, avec les collègues ; le sentiment d'une utilité sociale qu'on a pu préserver, etc.

Cependant, le " travail dans la hâte " est avant tout un facteur de fragilité. Les équilibres que chacun souhaite maintenir, entre sa santé, sa vie hors travail et les exigences de sa tâche, sont de plus en plus délicats. A long terme, ce n'est guère tenable - et l'enquête montre qu'on cherche à en protéger les plus âgés, quand c'est possible. Le vieillissement de la population active, accentué par les réformes des systèmes de retraites, devrait donc fournir une raison supplémentaire de rechercher des modèles d'organisation qui soient davantage " soutenables ".

C'est d'ailleurs sur cet aspect qu'insiste la Fondation de Dublin, en conclusion du résumé des résultats 2010 (voir " Sur le Net ") : " De façon générale, les conditions de travail rencontrées tout au long de la carrière sont fondamentales dans le développement de la capacité d'apprentissage et la construction de la santé des travailleurs. Si ces conditions sont remplies de façon satisfaisante, elles créent la possibilité pour les travailleurs de rester au travail plus longtemps, dans la ligne des objectifs européens. "

De ce point de vue, les comparaisons entre pays, même discutables comme on l'a dit plus haut, rappellent qu'il n'y a pas de fatalité : les conditions et l'organisation du travail dépendent des modèles sociaux. En ces temps de crise dans les pays européens, ces modèles méritent d'être interrogés et confrontés.

  • 1

    Les désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme, par Philippe Askenazy, Seuil, 2004.

  • 2

    En particulier, l'intensification n'est pas un phénomène propre à la France du début des années 2000. Il est donc contestable de l'attribuer, comme on l'a fait parfois, aux lois sur les 35 heures.

  • 3

    " La dégradation de la qualité de vie au travail en Europe entre 1995 et 2005 ", par Nathalie Greenan, Ekaterina Kalugina, Emmanuelle Walkowiak, Connaissance de l'emploi n° 84, septembre 2011. Téléchargeable à cette adresse : www.cee-recherche.fr/fr/connaissance_emploi/84-degradation-qualite-vie-travail-europe.pdf

  • 4

    Working conditions in the European Union : Working time and work intensity, rapport de Brendan Burchell et coll., 2009. Téléchargeable à cette adresse : www.eurofound.europa.eu/pubdocs/2009/27/en/1/EF0927EN.pdf

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