© M. Crozet/ILO
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Guy Ryder : un militant du dialogue social à la tête de l'OIT

par Nathalie Quéruel / avril 2019

Justice sociale, travail décent, négociation... Aux yeux du directeur général de l'Organisation internationale du travail, les valeurs et principes de celle-ci, dont on célèbre le centenaire, n'ont pas pris une ride. Seuls ses moyens d'action nécessitent un lifting.

La publication, le 22 janvier, du rapport de la Commission mondiale sur l'avenir du travail a donné le coup d'envoi du centenaire de l'Organisation internationale du travail (OIT). Intitulé "Travailler pour bâtir un avenir meilleur"1 , le document dessine une feuille de route qui alimentera les discussions lors de la conférence annuelle de l'OIT, en juin prochain, à Genève (Suisse). Guy Ryder, son directeur général depuis 2012, est certain que cette conférence marquera un pas décisif pour l'institution, comme pour les 187 Etats membres : "Nul doute que le monde du travail sera profondément transformé par les technologies numériques et l'intelligence artificielle, mais personne n'en mesure réellement les impacts, et cette incertitude nourrit une forme d'angoisse et d'insécurité. Il est primordial que notre organisation s'engage et tente d'apporter des réponses, concrètes et crédibles."

Mandatée par l'OIT, la Commission a planché pendant un an et demi avant de livrer ses recommandations. Parmi ses idées-forces : mettre les technologies au service de l'humain. Alors que près de trois millions de travailleurs meurent chaque année d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, elle propose que "la sécurité et la santé au travail soient reconnues comme un principe et un droit fondamental". Guy Ryder y voit un enjeu essentiel, quand les nouvelles formes de travail laissent présager des risques inédits ou... un retour en arrière. L'économie des plateformes digitales pourrait-elle reproduire les conditions de travail d'un autre âge pour des générations de "travailleurs journaliers numériques" ? A ses yeux, il faut raison garder : "Nous commettons parfois l'erreur de penser que les technologies vont déterminer le futur du travail. Il n'en est rien, car c'est une question politique. Il sera ce que nous en ferons."

Les mesures préconisées par le rapport s'efforcent donc de poser le socle d'un travail décent, en instaurant par exemple une "garantie universelle pour les travailleurs" ou en plaidant pour une régulation mondiale des plateformes numériques, qui imposerait à celles-ci de respecter les droits et protections de leurs employés. Pour dompter les technologies au profit des individus, la Commission ose des idées presque révolutionnaires : que les travailleurs et les managers négocient la conception du travail. Guy Ryder n'y voit aucune utopie, juste une nécessité s'inscrivant dans le fil de l'histoire d'une organisation dont il considère qu'elle a joué un rôle essentiel dans les changements démocratiques du XXe siècle, même si beaucoup reste à faire pour améliorer le sort des travailleurs.

Né à Liverpool, l'homme a grandi dans le nord industriel de l'Angleterre, un univers qui a imprimé sa marque sur son parcours. Diplômé de l'université de Cambridge en sciences politiques et sociales, parlant français et espagnol, il rejoint en 1981 le département international du Trades Union Congress (TUC), l'organisation qui fédère les syndicats britanniques. "J'ai vécu les conflits durs de l'ère Thatcher, tels que la grande grève des mineurs [en 1984 et 1985, NDLR]. C'est une expérience très marquante de ma vie. Les valeurs de l'OIT - la justice sociale, les droits au travail, l'emploi de qualité, le dialogue social - sont celles que je défends depuis quarante ans."

 

Guy Ryder en 6 dates

1956 : Naissance à Liverpool (Royaume-Uni).

1981 : Assistant au département international du Trades Union Congress (TUC).

1988 : Directeur adjoint, puis directeur à partir de 1993, du bureau de Genève de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL).

1999 : Chef de cabinet du directeur général de l'Organisation internationale du travail (OIT).

2002 : Secrétaire général de la CISL, puis de la Confédération syndicale internationale (CSI) à partir de 2006.

2012 : Directeur général de l'OIT.

A l'issue d'une dizaine d'années au bureau de Genève de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), Guy Ryder rejoint l'OIT une première fois en 1998 et devient l'année suivante chef de cabinet de son prédécesseur, Juan Somavia. Un "Agenda pour le travail décent" est alors établi, qui trouve son prolongement aujourd'hui dans les travaux de la Commission mondiale sur l'avenir du travail. "Lorsqu'on fait référence à une quatrième révolution industrielle, il faut garder à l'esprit que nombre de femmes et d'hommes travaillent encore dans les conditions de la première, souligne-t-il. L'objectif du travail décent porte le mandat centenaire de notre organisation ; c'est un message politiquement et médiatiquement bien compris."

 

Premier syndicaliste dans la fonction

Après avoir repris du service dans le mouvement syndical international, Guy Ryder revient à l'OIT en 2010, comme directeur exécutif en charge des normes et des droits fondamentaux au travail. Elu directeur général en 2012 par le conseil d'administration, puis réélu en 2016, il est le premier syndicaliste à occuper ce poste. Les employeurs n'étaient certes guère convaincus par son profil, mais ce chantre du dialogue social a su s'imposer par son approche équilibrée des dossiers. A son arrivée, il engage une réforme interne pour renforcer les capacités d'action de l'organisation : "J'ai voulu favoriser davantage de collaboration entre les départements car la complexité grandissante du monde du travail exige des réponses pluridisciplinaires et intellectuellement plus sophistiquées."

Guy Ryder ne se leurre pas : si cela n'a jamais été aisé dans le passé, relever le défi du progrès social se pose aujourd'hui dans un contexte particulièrement difficile. La mondialisation, dont on pensait dans les années 1990 qu'elle allait se déployer de manière accélérée et profonde, se trouve désormais questionnée par certaines grandes puissances, et plus seulement par une partie de la société civile et des ONG. Les inégalités croissantes nourrissent la désillusion des peuples à l'égard de la politique et de l'action publique, cette perte de confiance dans les institutions et les acteurs aboutissant à un rejet de l'establishment. "Le malaise social est une manifestation d'un monde du travail en crise, qui ne répond pas aux attentes normales et raisonnables que chacun nourrit pour sa vie professionnelle. Il trouve son origine dans la manière dont nous avons organisé nos marchés de l'emploi ces dernières années. L'objectif de faible taux de chômage se traduit malheureusement par un problème de qualité du travail."

 

Le tripartisme, "point délicat"

Cette "toile de fond du centenaire" appelle une remise en question et des efforts supplémentaires, selon Guy Ryder. Mais la vieille institution, qui a reçu le prix Nobel de la paix en 1969, est-elle adaptée à la situation ? "Certains pensent que l'Organisation internationale du travail, née avec le traité de Versailles, appartient au passé. J'estime au contraire que tout ce qui la définit - la justice sociale pour garantir la paix, le tripartisme, la fonction normative - est profondément d'actualité. C'est sans doute le tripartisme le point le plus délicat, avec des syndicats confrontés à d'énormes défis, des employeurs qui ne s'organisent plus de la même façon et des gouvernements happés par d'autres préoccupations. Je suis pourtant convaincu que le dialogue social, même s'il peine à faire son chemin, est la clé des défis que nous devons affronter." C'est d'ailleurs un des messages portés par le rapport de la Commission mondiale sur l'avenir du travail : la négociation collective doit être considérée comme un bien public. "De notre côté, nous devons trouver les outils et les modes opératoires pour être plus efficaces, conclut Guy Ryder. Il serait incongru d'affirmer que nous pouvons accomplir notre mission de la même manière qu'hier."