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« Il faut rapprocher les élus du personnel du travail réel »

entretien avec Coralie Perez économiste, université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
par Alexia Eychenne / 24 octobre 2024

Alors que la suppression des CHSCT a éloigné un peu plus du terrain les représentants des salariés, Coralie Perez, économiste et ingénieure de recherche à l’université Paris 1, propose avec son homologue Thomas Coutrot la création de délégués chargés de rendre compte du vécu des salariés et d’en faire émerger des revendications.

De nombreux experts de la santé au travail dénoncent les effets néfastes de la suppression des CHSCT et demandent leur retour. Cela suffirait-il, d'après vous ?
Coralie Perez : Avec Thomas Coutrot, nous pensons qu'il faut absolument rapprocher les élus du personnel du travail réel. Ce n'était déjà pas toujours le cas avant la suppression des CHSCT, mais les ordonnances de 2017, en centralisant les instances, ont considérablement aggravé leur éloignement. C'est la raison pour laquelle nous proposons de créer un nouveau rôle de « délégué au travail réel » (DTR). Ces élus siégeraient tous les mois au sein d’un « comité sécurité, conditions et délibération du travail » (CSCDT). Ces représentants au sein des établissements pourraient organiser au niveau de l'unité de travail des réunions avec les salariés pour expliciter ce qui les empêche de bien travailler et remonter ces propositions à la direction. Cela permettrait d'enraciner davantage la représentation collective du travail dans le travail réel.

Ce n'est pas le cas aujourd'hui ?
C. P. : La plupart des élus participent à des instances. Ils conservent peu de temps pour le travail de terrain auprès des salariés et encore moins pour faire remonter à la hiérarchie les problèmes. Cela peut avoir des conséquences néfastes sur la santé au travail, mais aussi priver les entreprises des connaissances dont les salariés sont porteurs. Renforcer ce rôle chez les DTR relégitimerait le travail des élus syndicaux, qui pourraient prendre appui sur cette expertise pour construire des revendications à partir du travail réel. Cela viendrait aussi en contrepoint du mouvement d'individualisation qui, avec l'intensification du travail, a fragmenté les collectifs : il n'y a pas de temps dédié pour que les travailleurs parlent de ce qu'ils font et imaginent comment faire autrement, pour préserver leur santé, mais aussi produire avec plus de qualité et efficacité. Les DTR auraient pour rôle d'organiser la prise de parole et de la faire remonter. Nous proposons que la direction ait l'obligation de répondre explicitement aux propositions qui émaneraient des réunions dans un délai fixé par la loi.

Comment les DTR seraient-ils élus et quel temps consacreraient-ils à leurs fonctions ?
C. P. : On peut discuter du fait qu'ils doivent ou non être syndiqués. Nous pensons que oui, de la même façon que les ex-délégués du personnel (DP), élus sur liste syndicale au premier tour. Il faudrait aussi leur laisser du temps pour organiser les débats, ce pourquoi nous proposons l'organisation d'une réunion mensuelle sur le temps de travail. Il serait aussi important de former ces élus à faire parler les salariés de leur travail et expliciter ce qui fait obstacle à un travail de qualité, car les ergonomes et les psychologues savent combien il peut être difficile de mettre des mots dessus. Certaines équipes syndicales construisent déjà des démarches revendicatives à partir du travail réel, mais c'est encore peu répandu. Il faudrait l’institutionnaliser, y consacrer du temps, c'est ce qui nourrit notre proposition.

Quelle serait l'articulation avec les CSE ?
C. P. : Cela fait partie des points à discuter. Si l'on veut qu'ils soient assez nombreux pour intervenir au niveau des équipes de travail, les DTR ne pourraient sans doute pas siéger tous au sein des CSE. Mais leur élection pourrait se faire en même temps et on peut imaginer par exemple qu'une part des élus du CSE soient aussi DTR.

Quel peut être l'avenir de votre proposition ?
C. P. : Nous l'avons formulée dans la continuité du projet Que sait-on du travail ?, qui proposait un état des lieux des conditions de travail en France avec l'idée de nourrir ensuite le débat de propositions concrètes. Nous avons le sentiment que l'idée de parler du travail et d'ancrer les revendications dans le vécu des salariés suscite l'intérêt des organisations syndicales. Mais nous pensons que ça ne sera vraiment effectif que si de nouveaux droits sont accordés à tous les travailleurs, sans compter sur la seule bonne volonté des entreprises où le dialogue social fonctionne le mieux. Il faut donc plaider pour des changements dans la loi. On espère que des politiques se saisiront de ces propositions et les mettront en débat.

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