Les verriers de Givors sur le front judiciaire

par Nathalie Quéruel / juillet 2013

Cancers et atteintes pulmonaires ravagent les rangs des anciens salariés de la verrerie de Givors. Réunis en association, ceux-ci bataillent devant les tribunaux pour que ces pathologies soient reconnues en maladies professionnelles.

Ancien ouvrier de la verrerie de Givors (Rhône), Christian Cervantès ne connaîtra pas l'issue de son combat pour faire reconnaître en maladies professionnelles ses cancers du pharynx et de la cavité buccale. Il est décédé début 2012. Sa femme, Mercédès, poursuit opiniâtrement la bataille en son nom, mais aussi pour faire avancer la cause des anciens verriers de cette banlieue lyonnaise. Le 15 mai dernier se tenait une audience au tribunal des affaires de Sécurité sociale (Tass) de Lyon1 , devant lequel les Cervantès ont contesté les décisions de refus de prise en charge de la caisse primaire d'assurance maladie rendues sur la base d'avis défavorables du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (C2RMP). En jeu : la désignation d'un nouveau C2RMP délocalisé, susceptible d'établir, enfin, le lien "direct et essentiel" entre les pathologies de Christian Cervantès et l'exposition aux dangereux produits chimiques utilisés dans cette usine qui l'a employé pendant trente-trois ans, jusqu'à la fermeture du site en 2003 (voir Repères). "Quand on voit les conditions dans lesquelles il a travaillé tout ce temps, je me dis qu'il ne pouvait pas s'en sortir indemne", témoigne Mercédès. Il n'est pas la seule victime.

Repères

Une pathologie est reconnue en maladie professionnelle et donne lieu à une indemnisation si elle figure dans un tableau de maladies professionnelles et si toutes les conditions qui y sont mentionnées sont remplies (délai de prise en charge, durée d'exposition, travaux habituels...). Si tel n'est pas le cas, la victime peut présenter un dossier au comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (C2RMP). Elle doit alors apporter la preuve du lien "direct et essentiel" entre sa pathologie et son activité de travail.

"Vous allez tous mourir !"

Selon les données collectées par l'Association des anciens verriers de Givors, un tiers d'entre eux n'atteignent pas l'âge de 65 ans. Beaucoup sont malades, un cinquième souffrant d'atteintes pulmonaires. Les verriers forment une grande famille, qui ne s'est pas dispersée une fois l'usine fermée. C'est en se donnant des nouvelles des uns et des autres qu'une terrible réalité s'est fait jour. "En passant au local de l'association, on apprenait qu'un tel était à l'hôpital, qu'un autre avait un cancer", raconte Gilles Gabert, employé à Givors pendant dix-huit ans avant d'être reclassé sur le site de Veauche, où il est secrétaire du CHSCT. "Il y avait beaucoup de cancers, des poumons, de la gorge, de la vessie, poursuit-il. Le point commun de ces malades ? Ils avaient travaillé à la verrerie et habitaient Givors ou Grigny." Jean-Claude Moioli, président de l'association, qui a passé trente-sept ans à l'usine, se souvient du jour qui a déclenché la mobilisation : "Je rendais visite à Christian Cervantès et je lui ai encore annoncé la mort d'un collègue. Sa femme a vivement réagi en disant : "Mais vous allez tous mourir, il faut faire quelque chose !"

Pour se faire une idée plus précise de la situation, un questionnaire simple est envoyé aux 645 adhérents : identité, âge, postes occupés, pathologies développées. "Au départ, mon mari se montrait réticent, car son travail et son usine étaient tout pour lui, souligne Mercédès. Mais il fallait comprendre pourquoi ils étaient malades. C'était aux conditions de travail qu'on s'attaquait." Sur 209 réponses, 127 personnes malades ou décédées et 93 cancers sont recensés. "Ces résultats ont été un choc", affirme Jean-Claude Moioli. Commence alors un long travail de fourmi pour connaître les causes. Certes, un des dangers était identifié : 278 attestations d'exposition à l'amiante ont été délivrées à la fermeture de la verrerie, qui comptait alors 317 salariés. Mais pour le reste ? L'association mène l'enquête sur les conditions de travail, cherche des informations sur les produits chimiques, récupère les fiches de données de sécurité des fournisseurs. Elle incite ses membres à demander à la médecine du travail leurs dossiers médicaux. Et là, surprise : ces derniers, censés retracer de longues carrières, se résument à quelques indications sommaires.

Les substances entrant dans la composition du verre ne manquent pas : silice, plomb, chrome, huiles chauffées, fibres céramiques réfractaires... Coordinateur "maladies professionnelles" de l'association, Laurent Gonon expose la démarche : "En nous appuyant sur le vécu des verriers et la documentation, nous avons reconstitué la chaîne de fabrication du verre d'emballage et nous avons identifié les produits utilisés à chaque poste de travail, en indiquant parallèlement leur nocivité. Nombre d'entre eux sont classés cancérogènes. Mais la Sécurité sociale refuse de reconnaître un lien entre les expositions à ces produits et les pathologies développées, tout comme BSN-Glasspack, propriétaire de la verrerie au moment de sa fermeture. C'est le sens de notre combat aujourd'hui." Quelques reconnaissances en maladie professionnelle ont été accordées, comme à Joseph D'Introno, décédé d'un cancer du poumon lié à l'amiante. Mais elles demeurent rares, ce qui entraîne colère et sentiment d'injustice chez les salariés malades et les familles de disparus, certains ayant relaté leur chemin de croix lors d'un colloque organisé en octobre 2012 par l'association afin de contribuer à la reconnaissance des maladies professionnelles des verriers.

Réparer le préjudice d'anxiété

Pour l'association, il est nécessaire de lutter sur le front judiciaire. Outre le dossier Cervantès, le Tass de Lyon traitera en octobre prochain celui de Joseph D'Introno, une demande d'indemnisation du préjudice basée sur la faute inexcusable de l'employeur. "Mon mari en voulait aux patrons, qui n'ont pas fait de prévention pour protéger la santé des ouvriers, rapporte sa femme, Hélène. Les employeurs doivent prendre leurs responsabilités, et j'espère que cela servira d'exemple." D'autres cas, en cours d'examen, pourraient aboutir devant le Tass. En juin, une procédure collective concernant une cinquantaine de salariés a été engagée au conseil des prud'hommes de Lyon. Il s'agit, d'une part, d'obtenir de l'employeur la délivrance d'attestations d'exposition aux CMR (agents cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques), attestations indispensables au suivi médical postprofessionnel et à la reconnaissance en maladie professionnelle. Les anciens verriers réclament, d'autre part, une indemnisation du préjudice d'anxiété : "Nombre de leurs collègues étant malades ou décédés, ils peuvent craindre, à juste titre, de contracter une pathologie grave, observe François Lafforgue, avocat de l'association. Cette procédure est une première en France, où les demandes de réparation du préjudice d'anxiété et d'attestations d'exposition se faisaient pour l'amiante, mais pas pour d'autres CMR."

Une déception

A l'issue du colloque, un conseil scientifique a été créé, rassemblant médecins, chercheurs et juristes. L'association s'est également rapprochée du Giscop 932 , une équipe de recherche pluridisciplinaire qui retrace le parcours professionnel de patients atteints de cancers en Seine-Saint-Denis afin d'établir un lien éventuel entre ces pathologies et le travail. "Nous croisons les compétences pointues des scientifiques avec l'expérience des salariés, explique Laurent Gonon. Nous engrangeons ainsi des données qui seront un argument de poids dans les procédures."

En 2010, Christian Cervantès avait porté plainte devant le tribunal de grande instance (TGI) de Lyon, qui vient de rendre une ordonnance de non-lieu. Le juge d'instruction avait commandé un rapport à deux experts. Lesquels ont conclu que "l'exposition professionnelle ne peut être exclue mais ne peut non plus être affirmée" dans la survenue de deux cancers qui découlent souvent de la consommation de tabac et d'alcool. Ce fut une déception pour la famille. Mais aujourd'hui, des scientifiques contrent la démonstration, en s'appuyant sur des études récentes : ils montrent que le risque de cancer est démultiplié quand l'individu subit une exposition à plusieurs cancérogènes, comme l'amiante, les hydrocarbures aromatiques polycycliques et les solvants. Avec lesquels travaillaient Christian Cervantès et nombre de ses camarades d'infortune...

  • 1

    Le Tass a reporté son délibéré au 27 juin. Au moment où nous écrivons ces lignes, nous n'en connaissons pas le résultat.

  • 2

    Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle.