« J’ai été surpris par la rigueur des conditions de travail »

entretien avec Nicolas Jounin, sociologue du travail et auteur de "Le caché de La Poste"
par Elsa Fayner / avril 2021

Quelle représentation aviez-vous du facteur avant d’en prendre l’habit ?
Nicolas Jounin : J’avais une image un peu folklorique du facteur. J’ai été surpris par la rigueur des conditions de travail et la profondeur de la dichotomie qui existe entre ceux qui décident et ceux qui appliquent. Et par le fait que le taylorisme soit appliqué à des personnes isolées, qui mènent seules leur tournée.

Vous faisiez partie d’une équipe expérimentée ?
N. J. : Sur un effectif d’environ quarante personnes, un quart était en CDD ou intérimaires. Les deux « précaires » les plus anciens étaient là depuis plus d’un an, les autres quelques semaines. Je me suis parfois retrouvé avec un facteur aussi débutant que moi pour faire des tournées. Nous n’avions qu’un badge à partager pour entrer dans les immeubles, nous étions tous les deux aussi peu rapides pour déchiffrer les boîtes aux lettres ; bref ce n’était pas très efficace. Mais cette situation se produit souvent.

Vous faisiez alors plus que vos heures ?
 N. J. : D’après nos contrats, nous commencions à 7 heures et finissions à 13 h 21, du lundi au samedi. Dans la pratique, nous rentrions souvent plus tard, jusqu’à 15 ou 16 heures. Ce qui ne nous empêchait pas de rapporter des « restes », du courrier non distribué, faute de temps. Avant qu’elle ne soit rallongée dans le cadre d’une « réorganisation », ma tournée était censée durer 3 heures 43 minutes et 59 secondes. Une durée bien inférieure à mes performances et même à celles du titulaire de la tournée.

Peut-on parler d’un mal-être grandissant des facteurs à La Poste ?
N. J. : Il n’est pas évident d’avoir une vue d’ensemble, car La Poste retient les informations. Par exemple, un reportage de l’émission Envoyé spécial en septembre 2019 laissait penser qu’il y avait chaque année des dizaines de suicides, dont l’entreprise tiendrait le compte sans pour autant communiquer sur le sujet. D’autre part, certaines données manquent. C’est le cas pour la durée effective du travail : les heures de service réelles des facteurs n’étant pas fidèlement enregistrées, et pas partout de la même manière, ce n’est pas La Poste qui peut dire comment celle-ci évolue. Une exploitation de l’enquête Emploi de l’Insee montre qu’elle tend à augmenter. Je fais l’hypothèse que cela s’accompagne d’une intensification du travail, en me fondant sur des dizaines d’entretiens menés avec des facteurs un peu partout en France. Mais il n’y a pas sur ce point de données statistiques accessibles.
Les rapports sociaux du groupe montrent un accroissement de l’absentéisme mais aussi du nombre de licenciements et de démissions. Mais ces chiffres ne tiennent pas compte des ruptures conventionnelles. Par ailleurs, trois chercheurs ont comptabilisé un millier de conflits sociaux dans des centres de distribution du courrier entre 2013 et 2018, dont 60 % étaient explicitement liés à une réorganisation.

A LIRE
  • Le caché de La Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs, par Nicolas Jounin, Editions La Découverte, 2021.