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« Notre pays manque de paroles sur le travail »

entretien avec Jean Auroux
par Frédéric Lavignette / janvier 2020

Jean Auroux, ancien ministre du Travail et auteur des lois éponymes de 1982 à l’origine des CHSCT. Il préside le jury du Prix du meilleur ouvrage sur le monde du travail décerné par l’association Le Toit citoyen.

Cette année encore, vous présidez le jury du Prix du meilleur ouvrage sur le monde du travail, que l’association Le Toit citoyen (voir « Repère ») remettra en mars prochain. Pourquoi une telle fidélité ?
Jean Auroux :
Ce prix délivré par l’association Le Toit citoyen est, à mes yeux, comme un prolongement du droit d’expression des salariés que j’avais inscrit dans la loi du 4 août 1982. Notre pays manque de paroles sur le travail, en particulier émanant de ceux qui l’exercent. Une dizaine de livres sont retenus pour chacune des deux catégories, « experts » et « témoignages ». Dans la première, on a avant tout une littérature scientifique, qui canalise une réalité sociologique, analytique. Dans la seconde, c’est beaucoup plus « tripal », avec des auteurs issus du monde du travail. Venant de la campagne, je suis toujours plus attentif au vécu brut qu’à la rationalité objective. Ajoutons qu’il y aura cette année, à l’occasion du 10e anniversaire de cette initiative, un prix spécial santé au travail1 .

Repère : Le Toit citoyen

L’association Le Toit citoyen est un club de représentants du personnel. Elle organise tous les mois des matinées citoyennes pour débattre avec des personnalités de questions sociales, économiques ou culturelles. Depuis 2011, elle délivre chaque année le prix du meilleur ouvrage sur le monde du travail.

Quelle évolution avez-vous remarquée dans les écrits depuis dix ans ?
J. A. :
Depuis qu’existe ce prix, on assiste à l’essor d’un mal-être au travail qui n’a pas été compensé par les réformes sociales. Avec la numérisation et les algorithmes, je redoute qu’on ne revive ce qui s’est passé avec le taylorisme, où l’on a cloisonné le bureau d’études, celui des méthodes et celui de la fabrication. Deux classes ont été créées : celle qui pensait le travail dans la seule culture du chiffre et celle qui l’exécutait physiquement. L’intelligence artificielle va de plus en plus se substituer aux analyses, aux projections, et on ne laissera aux travailleurs que le solde à produire.

Quel a été votre sentiment lorsque les ordonnances travail de 2017 ont mis fin aux CHSCT, que vous aviez instaurés en 1982 avec les fameuses lois Auroux ?
J. A. :
J’ai voulu rester discret, mais j’y ai vu une entreprise de déconstruction, pour ne pas dire de démolition. Avec ces lois créant, entre autres, les CHSCT, mon idée était de développer une vie démocratique dans l’entreprise. La réforme du Code du travail a pris le contre-pied systématique de ce dispositif, qui a tout de même fonctionné pendant trente ans. Certes, des ministres de gauche avaient déjà commencé à mettre le doigt dans l’engrenage, mais le gouvernement actuel est allé jusqu’au bout de la logique. La fusion des CE, DP et CHSCT en une instance unique a eu pour but de diminuer le nombre de représentants du personnel et d’interdire aux suppléants d’assister aux réunions. Pourtant, le CHSCT était devenu une institution majeure et ses délégués avaient gagné en compétence. C’est d’autant plus regrettable qu’on n’a jamais eu autant besoin des CHSCT alors que le travail s’intensifie, que la révolution numérique bouscule les organisations et qu’on veut encore reculer l’âge de la retraite… Ce « nouveau monde » n’est pas très motivant. 

  • 1Ce prix sera remis par "Santé & Travail", partenaire de l’initiative.