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Jusqu’à deux milliards d'euros de sous-déclaration des maladies professionnelles

par François Desriaux / 11 octobre 2021

Santé & Travail s’est procuré le rapport de la commission chargée d’évaluer le manque à gagner pour l’Assurance maladie dû à la sous-reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles. Un montant qui n’a cessé d’augmenter depuis la première édition en 1997.

Entre 1,2 et 2,1 milliards d’euros. Tel est le coût estimé de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles pour la branche maladie du régime général de la Sécurité sociale. Ces chiffres sont issus du rapport de la commission présidée par un magistrat de la Cour des comptes, chargée d’évaluer tous les trois ans le manque à gagner pour l’Assurance maladie sur le fondement de l’article L. 176-2 du Code de la Sécurité sociale. Ces dépenses indues devraient en effet être supportées par la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP). Le rapport, daté du 30 juin 2021, qui n’a pas été rendu public mais que Santé & Travail a pu consulter, rappelle que lors des précédents travaux de la commission en 2017, l’évaluation du coût de la sous-déclaration se situait dans une fourchette comprise entre 813 millions d’euros et 1,528 milliard. Pour mémoire, on se souviendra que, dans la première édition de 1997, le déficit était estimé à 888 millions de francs (135 millions d’euros).
Pour les rapporteurs, l’augmentation entre 2017 et 2021 « s'explique essentiellement par la disponibilité et la pertinence d'études épidémiologiques plus nombreuses et plus récentes que précédemment et, dans une moindre mesure, par l’actualisation des coûts moyens des différentes pathologies ».

108 000 cas de maladies psychiques

Et encore, pourrait-on objecter, ce nouveau chiffrage ne tient pas compte du coût de la sous-déclaration des pathologies psychiques d’origine professionnelle. La commission se montre prudente, estimant que son évaluation « présente encore des fragilités méthodologiques liées au caractère plurifactoriel de ces pathologies ». Néanmoins, les rapporteurs estiment que « la prévalence des maladies psychiques en lien avec le travail, qui auraient dû être reconnues comme telles, s’élève à 108 000 en 2019 ». Un chiffre bien loin de la réalité : selon le document, le nombre de cas déclarés et reconnus s’élève à 30 100 (28 500 accidents du travail et 1 600 maladies professionnelles) en 2019. On aboutit donc à 77 900 cas passant sous le radar de la reconnaissance. « En multipliant par le coût moyen des pathologies psychiques reconnues (3 600 euros), le montant de la sous-déclaration liée aux affections psychiques se situerait, en fonction du périmètre retenu, entre 73 et 287 millions d’euros en 2020 », écrivent les rapporteurs. Des chiffres loin d’être négligeables, qui montrent aussi l’ampleur de ce fléau dans le monde du travail.
La commission constate que les mesures préconisées lors de la dernière édition, en 2017, ont été partiellement mises en œuvre. Il en est ainsi des « importantes améliorations des informations apportées aux victimes », grâce aux campagnes menées par l’Assurance maladie sur la réforme de la procédure de déclarations des maladies professionnelles et des accidents du travail conduite en 2019. Mais les rapporteurs notent également que « nombre de victimes n’engagent pas de démarche de reconnaissance par crainte de ne pas voir la procédure aboutir, ou du fait de la complexité des démarches à accomplir. La méconnaissance d’une exposition professionnelle passée explique également dans un grand nombre de situations l’absence de déclaration en maladie professionnelle ». Ils pointent aussi des « comportements de dissimulation » de la part des entreprises et, ce qui est plus grave, « des pressions sur les victimes afin qu’elles ne déclarent pas leur pathologie ». Sans parler d’un intérêt limité à se lancer dans la démarche pour les salariés, compte tenu d’une indemnisation souvent faible alors que les risques de perte d’emploi sont bien réels. L’enjeu n’en vaut pas la chandelle.

Les réticences des médecins du travail

La commission revient également sur le « rôle déterminant des professionnels de santé », s’agissant de la détection des pathologies professionnelles. Elle note que la formation continue des praticiens sur ces thématiques « n’est pas encore assez développée ». Concernant le rôle-clé joué par les médecins du travail dans la prévention, le repérage et la déclaration des maladies professionnelles, les rapporteurs soulignent la chute des effectifs de praticiens (moins 20 % en quatre ans), le manque d’attractivité de cette discipline et constatent que l’élargissement des missions des infirmiers en santé au travail ne peut résoudre les difficultés plus globales de cette filière.
Au-delà des recommandations de la commission pour corriger cette situation, plusieurs constats formulés dans le rapport auraient mérité un approfondissement quant aux missions des services de santé au travail. Ainsi, il semble que les médecins du travail aient parfois une connaissance lacunaire des expositions professionnelles des salariés dont ils assurent la surveillance médicale. En cause : l’insuffisance traçabilité des risques au sein des entreprises. Le document pointe aussi la réticence de certains praticiens à rédiger le certificat médical initial, qui permet à la victime de constituer son dossier de demande de reconnaissance. Par crainte de se placer « dans une situation délicate vis-à-vis de l’employeur » ou d’être poursuivis par ce dernier devant le Conseil de l’ordre. Ces médecins du travail souhaitent « privilégier les relations avec l’entreprise – ou a minima revendiquent leur position d’indépendance dans les relations entre le salarié et l’employeur - et considèrent en tout état de cause que leur rôle porte en premier lieu sur la prévention des risques professionnels », écrivent les rapporteurs.
Un argument sans doute jugé peu convaincant par la commission qui rappelle que « les médecins ont une obligation déontologique de déclarer les maladies d’origine potentiellement professionnelle qu’ils auraient identifiées, sur le fondement notamment des articles R. 4127-50 et R. 4127-76 du Code de la santé publique ». Elle propose un renforcement de « l’information des médecins sur leurs obligations déontologiques, et sur les modalités d’établissement du certificat médical initial ». On peut estimer que, dans l’entreprise, une amélioration de la reconnaissance des maladies professionnelles constituera une incitation forte à l’engagement d’une politique de prévention primaire pour les salariés qui ne sont pas encore victimes des mauvaises conditions de travail mais qui pourraient le devenir si rien n’est fait.

La responsabilité de l’Etat

Enfin, le rapport met en évidence le ralentissement du rythme de création de nouveaux tableaux de maladies professionnelles et de leur révision, comparativement à ce qui avait cours dans les années 2000. Ainsi, depuis 2017, seulement six tableaux ont été créés – dont celui relatif à certaines pathologies induites par l’exposition au coronavirus – et deux ont été révisés. Toutefois, la commission nourrit l’espoir que l’expertise scientifique préalable à la création de nouveaux tableaux ou à la révision de tableaux existant, confiée depuis 2018 à l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), réduise le fossé entre l’état des connaissances scientifiques et la reconnaissance des maladies professionnelles. Mais elle invite également le gouvernement et le Parlement à s’interroger sur les règles d’élaboration des tableaux et rappelle qu’en dernier ressort, « la décision finale de créer, modifier ou supprimer un tableau, relève de la responsabilité de l’Etat ». Ce dernier n’est absolument pas tenu d’attendre que se dégage un consensus, souvent improbable, entre les partenaires sociaux aux intérêts contradictoires, pour créer ou modifier un tableau de maladie professionnelle.
Mauvais signal envoyé en retour par le gouvernement : dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) transmis au Parlement, le montant du transfert de la branche AT-MP vers la branche maladie n’est que de 1,1 milliard d’euros. Soit moins que la fourchette basse estimée par la commission.

Rapport_commission%20sous-d%C3%A9claration%20AT-MP%202021.pdf