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Pour un juste équilibre entre travail et capital

entretien avec Isabelle Ferreras, professeure de sociologie à l'université de Louvain (Belgique)
par Eliane Patriarca / 15 janvier 2021

Dans un essai intitulé « Le manifeste travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer », des chercheuses en sciences sociales appellent à partager plus équitablement le pouvoir dans l’entreprise. La sociologue belge Isabelle Ferreras, une des coordinatrices de l’ouvrage, résume ce plaidoyer.

Que nous apprend la crise sanitaire liée au coronavirus sur le travail ?
Isabelle Ferreras :
Si nous avons pu continuer à nous approvisionner, à nous alimenter, à nous soigner durant le confinement, c’est grâce aux caissiers, livreurs, ouvriers, infirmiers, médecins, etc., à ces salariés qualifiés d’essentiels mais invisibilisés. De leur côté, les « confinés en télétravail » ont permis la poursuite des missions de leur organisation.
La crise a donc souligné que les travailleurs ne sont pas des marchandises, mais des « investisseurs en travail » sans lesquels les entreprises ne peuvent fonctionner. Pourtant, ils n’ont aucun poids dans la gouvernance de celles-ci. Le premier enseignement, c’est que ces dernières doivent se démocratiser. Pour cela, il ne suffit pas de revaloriser les salaires, de réduire les écarts : il faut aussi assortir le travail de droits politiques, accroître la citoyenneté au sein de l’entreprise.

Est-ce le constat d’un échec des instances de représentation collectives, comme le CE et le CHSCT remplacés désormais par le CSE ?
I.F. :
Au contraire, nous pensons que l’on n’est pas encore allé assez loin dans les prérogatives de ces instances, pensées initialement au sein du Conseil national de la Résistance pour être le véhicule de la citoyenneté des travailleurs dans l’entreprise. Il faut les solidifier, les renforcer. Je les vois comme l’embryon d’un bicamérisme, d’une seconde chambre qui représenterait dans les organisations ceux qui investissent non pas en capital mais en travail. Dotée d’autant de compétences que le conseil d’administration, elle permettrait aux salariés de se positionner collectivement, à la majorité, sur les décisions stratégiques de l’entreprise.

Pour « démarchandiser » le travail, vous prônez une « garantie d’emploi » pour tous. N’est-ce pas utopiste ?
I.F. :
Dans nos sociétés occidentales fondées sur le travail, la participation à la vie collective, au tissu social passe aussi par l’activité professionnelle. L’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme consacre d’ailleurs le droit au travail, au libre choix de celui-ci, à des conditions d’exercice équitables et satisfaisantes et à la protection contre le chômage. Sa disparition annoncée, du fait de l’automatisation, tant mise en avant il y a une dizaine d’année et contredite depuis, n’est qu’une chimère. De toute façon, pour faire face au dérèglement climatique et sortir de notre addiction aux énergies fossiles, il va falloir plus de travail humain.
En outre, en France ou en Belgique, des dépenses publiques colossales sont déjà consacrées à l’assurance chômage. Une étude de l’université libre de Bruxelles, datée de mai dernier, a montré que le coût du chômage représente 40 000 euros par personne et par an, dans la région de la capitale belge. Mobilisons plutôt cet argent public pour créer avec les chômeurs les postes nécessaires à la collectivité, qui permettent d’assurer ces services dont nous avons vu pendant la crise sanitaire qu’ils doivent être protégés des seules lois du marché : santé, éducation, logement, mobilité… L’expérimentation française « Territoires zéro chômeur de longue durée » montre les conditions ouvrant la voie à une mise en œuvre de la garantie d’emploi pour tous.

Quel lien faites-vous avec la « dépollution de la planète » ?
I.F. :
Une étude publiée en juillet dernier par des chercheurs de l’université de Cambridge (Royaume-Uni) a établi que les trois quarts de la consommation mondiale d’énergie pourraient être économisés grâce à des modifications simples des processus productifs. Un exemple évident est la rénovation thermique des bâtiments. Mais ces changements impliquent une plus grande contribution de main-d’œuvre et des choix souvent coûteux à court terme. Si on laisse les firmes aux mains des seuls apporteurs de capitaux, on voit bien dans quel sens penchera la décision, à l’heure où les prix de l’énergie sont dérisoires ! Prendre soin de la planète implique de rééquilibrer le rapport entre capital et travail dans l’entreprise.

Les espoirs suscités en mai par « le monde d’après » n’ont-ils pas depuis été douchés ?
I.F. :
Je partage le sentiment que « le monde d’après », c’est le monde d’avant en pire ! Il y a pourtant une intuition très juste dans cette expression car, pour sortir de la crise du Covid-19, il va falloir impérativement se transformer ! Par exemple, si on se contente de donner une prime de 1 000 euros aux soignants, les hôpitaux resteront saturés. Nous ne pouvons rester organisés sur les mêmes principes, d’autant plus que cette crise-là n’est qu’un coup de semonce par rapport à celles qui nous attendent du fait du dérèglement climatique.

Un texte mobilisateur dans le monde entier
E.P.

Tout est parti d’une tribune écrite par huit chercheuses en sciences sociales pour penser l’après-crise du Covid-19 et publiée dans Le monde en mai dernier, au moment du déconfinement. Effet boule de neige, le texte est devenu un manifeste, signé par plus de 5000 universitaires et relayé par 43 journaux sur la planète. Sous la houlette d’Isabelle Ferreras, professeure de sociologie à l’université de Louvain, de Julie Battilana, professeure d’administration des affaires à la Harvard Business School et de Dominique Méda, sociologue à l’université de Paris-Dauphine, c’est maintenant un ouvrage publié au Seuil, enrichi avec d’autres contributions de chercheuses. Sa vente servira à alimenter les actions du mouvement mondial #DemocratizingWork en cours de structuration.