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« L’addiction au travail fait l’impasse sur les causes organisationnelles »

entretien avec Marc Loriol Directeur de recherche au CNRS en sociologie du travail
par Fanny Marlier / 08 septembre 2023

Dans un ouvrage paru en juin déconstruisant le mythe de l’addiction au travail, le sociologue Marc Loriol met en lumière la responsabilité des modes de management et de l’organisation du travail dans nombre de situations de « surtravail ». Qui ne sont pas sans risque pour la santé.  

En quoi l’utilisation du terme « addiction au travail » vous paraît-elle discutable ?
Marc Loriol : La plupart des spécialistes définissent l’addiction au travail ou workaholisme par le fait de travailler beaucoup et de façon compulsive. Cette définition s’inspire de celle proposée au début du XXe siècle par un théologien et psychologue assez atypique, le pasteur Wayne Oates. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la notion d’addiction au travail, j’ai été assez étonné de constater une conception très restrictive et « pathologisante » renvoyant, pour la plupart des auteurs, à des traits de personnalités plutôt qu’à l’environnement et à l’organisation du travail. Je préfère parler de « surtravail », un état dans lequel une personne travaille plus que la moyenne et à un moment donné. Différentes contraintes organisationnelles, sociales ou économiques, conduisent les personnes à travailler énormément. Au prix de difficultés familiales ou sociales et de problèmes de santé.

Quels sont les travailleurs les plus exposés à cette hyperactivité professionnelle ?
M. L. : En Europe, la durée moyenne hebdomadaire de travail tourne autour de 39-40 heures pour des travailleurs à temps plein. En France, les agriculteurs exploitants sont en première position, avec en moyenne près de 50 heures par semaine. Les autres catégories socioprofessionnelles qui travaillent le plus sont les artisans-commerçants, pour lesquels les durées hebdomadaires sont de l’ordre de 45 heures, et les cadres supérieurs et les professions intellectuelles, avec un peu plus de 43 heures.
Dans le secteur de l’élevage, par exemple, il est très difficile d’arrêter son activité, ne serait-ce que pour partir en vacances. Il faut trouver des remplaçants formés et disponibles, ce qui n’est pas toujours possible sur le plan économique. Les pouvoirs publics et les fédérations majoritaires d’exploitants ont pesé pendant longtemps pour une évolution plus quantitative que qualitative de l’agriculture. Beaucoup d’agriculteurs sont surendettés et pris dans un cercle vicieux : pour agrandir l’exploitation, il faut investir dans des produits phytosanitaires et des équipements coûteux et travailler toujours plus. On est très loin de la notion de travail compulsif.

Quelles sont les conséquences du surtravail sur la santé des travailleurs ?
M. L. : Il est difficile d’établir une règle générale. Mais une grande enquête de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le temps de travail excessif et la mortalité prématurée identifie un surrisque de mortalité précoce au-delà de 50 heures hebdomadaires de travail, notamment à partir de 45 ans. Le temps de travail élevé a un impact sur la santé, même si cet impact doit être modulé en fonction des conditions de travail, de l’autonomie et des marges de manœuvre ou encore du sens donné à son travail. Une personne faisant 48 heures par semaine, disposant de marges de manœuvre relativement importantes dans un travail qui fait sens, supportera mieux les conséquences du surtravail qu’une personne exposée à un travail physiquement intense avec des gestes répétitifs et des ports de charges lourdes.

La France se distingue-t-elle des autres pays européens en la matière ?
M. L. : En 2022, plus de 10 % de la population active française a travaillé 49 heures ou plus par semaine. C’est plus que dans la plupart des pays européens, le surengagement ayant davantage tendance à être valorisé en France. Ceci entraîne par ailleurs des effets pervers sur les femmes à un double niveau. D’une part, les femmes qui ne souscrivent pas à ce jeu-là, en particulier parce qu’elles doivent rentrer pour s’occuper de leurs enfants, sont défavorisées en termes de promotion. D’autre part, celles dont les maris sont en situation de surtravail se retrouvent plus encore assignées aux tâches domestiques et à l’éducation des enfants. 

Comment l’organisation du travail peut-elle entraîner cette dérive ?
M. L. : Pour diminuer ses effets délétères sur la santé, il faut comprendre quels sont les ressorts, les causes et les mécanismes du surtravail. L’organisation du travail et le management peuvent y pousser les personnes. J’ai étudié le cas d’une Scène de musiques actuelles (SMAC) où, faute de consensus sur les missions prioritaires, les salariés ne sont jamais pleinement satisfaits de leur travail : vouloir tout bien faire en même temps est difficile et épuisant, d’autant que cela peut engendrer des conflits internes.
Autre exemple pointé par une étude : il est demandé à des chercheurs d’une grande entreprise publique d’être de bons managers tout en poursuivant leurs travaux de recherches. Les multiples réunions, les mails à traiter en urgence et le reporting ne leur laissent plus de temps pour se consacrer à ce métier qui leur tient à cœur;  ils finissent par ramener du travail chez eux pour développer leurs projets. Il n’y a pas une volonté forcément explicite de la direction de les pousser à cette hyperactivité, mais ces injonctions contradictoires y conduisent.
Enfin, l’observation de l’organisation du travail des livreurs soumis à des algorithmes et des cadences infernales révèle un système programmé, au sens informatique du terme, pour les faire travailler de plus en plus, avec de plus en plus de contraintes.

A LIRE: L’Addiction au travail : de la pathologie individuelle à la gestion collective de l’engagement, Ed. Le Manuscrit, juin 2023