L'enjeu d'un nouveau regard sur le travail

par Jacques Duraffourg ergonome / janvier 2009

La parole du salarié et le regard porté sur son activité sont décisifs pour transformer le travail : c'était le credo de Jacques Duraffourg, pionnier de l'ergonomie de terrain, décédé en septembre. Extraits d'une conférence1 tenue auprès de syndicalistes en 2008.

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    Cette conférence a été prononcée le 6 mai 2008, dans le cadre d'une recherche-action initiée par la CGT de Renault sur la prise en charge syndicale des risques psychosociaux. Son contenu a été retranscrit par Julien Lusson, du cabinet d'expertise Emergences.

Le regard que l'on porte sur l'activité de ses semblables est le premier et peut-être le principal obstacle à la compréhension des problèmes de santé au travail. Car ces derniers sont directement liés au contenu du travail et à son évolution. Pour pouvoir les traiter, il faut donc construire une autre vision du travail.

J'ai fait dans le passé une intervention en abattoir, en triperie, le matin de bonne heure. Un abattoir n'est pas n'importe quel milieu : c'est un univers violent, un univers de mort et de décomposition. Je me présente à l'opérateur, pour lui demander l'autorisation de passer une heure, une heure et demie avec lui pour analyser son travail. Cet homme me dit "Aucun problème", et ajoute : "Je vous rappelle que boyaudier, c'est un métier." J'ai entendu ça comme un rappel à l'ordre. Il me disait : "Je sais ce que vos yeux, votre nez vous disent, c'est pas la peine d'en rajouter, j'en sais plus long que vous là-dessus. Par contre, je vous prie de porter un certain regard sur mon travail." De fait, il doit vider délicatement les boyaux sans les percer. Devant la finesse du travail effectué, je me suis persuadé que cet homme travaillait de la dentelle ! C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour être capable de rendre compte du contenu de son travail. C'est une grande leçon professionnelle et je pense que le rappel à l'ordre de cet homme a un caractère très général.

 

Repère

Jacques Duraffourg, décédé le 23 septembre dernier, a été l'un des piliers du laboratoire d'ergonomie du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), où il a réalisé les premières enquêtes au poste de travail, avant de devenir professeur associé au département d'ergologie de l'université Aix-Marseille 1. Il est notamment coauteur, avec François Guérin, Antoine Laville, François Daniellou et Alain Kerguelen, de Comprendre le travail pour le transformer. La pratique de l'ergonomie (Anact, 2006).

 

Un usage de soi

Pourquoi ? Parce que nos pratiques professionnelles, syndicales, politiques... sont complètement biaisées quand elles sous-estiment voire ignorent le contenu concret de l'activité des salariés. Là se trouve l'enjeu d'un nouveau regard sur le travail. Car le travail est une forme d'activité humaine particulière, par laquelle les femmes et les hommes produisent leur existence et, ce faisant, se produisent comme êtres sociaux. Confrontés individuellement et collectivement à la tâche qui leur est confiée par la société, les femmes et les hommes mobilisent de façon efficace leur corps, leur intelligence, leur sensibilité, leur histoire, leurs valeurs. Cette mobilisation engage de façon vitale leur humanité. "Travailler, c'est faire un "usage de soi-même par soi-même"", écrit Yves Schwartz, professeur de philosophie. Un usage de soi par soi mais aussi, simultanément, "un usage de soi par et pour les autres"

L'activité humaine est à la base du travail considéré dans ses différentes dimensions, économiques, sociologiques, juridiques... Pourtant, on passe son temps à tourner autour. On va parler d'organisation du travail, des conséquences du travail, de la productivité du travail, etc. Mais le travail lui-même, le coeur du système, ce qui fait tenir l'ensemble, cette activité particulière des femmes et des hommes, on n'en parle pas. On s'occupe certes de choses très importantes - l'emploi, le salaire... -, mais dans le silence de ce qui en est le fondement, l'activité de travail.

 

La part d'imprévisible

Toute activité de travail est d'abord un résultat anticipé dans des conditions déterminées par le salarié. Cette anticipation est nécessaire pour organiser le travail, tel qu'il est "prescrit" par l'employeur. Mais lorsque le salarié se retrouve à devoir réaliser ce qui est prescrit, la situation n'est jamais tout à fait celle qui avait été prévue au départ. Un exemple simple issu du bâtiment : le chef d'équipe a organisé son chantier, il a prévu que la toupie à béton arriverait à telle heure, qu'il y aurait tant de personnes, et puis le matin, la toupie est en retard, un collègue est malade... Si on pouvait tout prévoir, il n'y aurait plus de travail humain. Celui-ci n'est jamais la simple application du prescrit. L'organisation du travail est toujours susceptible d'être perfectionnée, mais il restera toujours une part irréductible qui n'est pas prévisible. Le travailleur, dans les marges de manoeuvre qui lui sont laissées, devra alors mobiliser son corps, son intelligence, sa sensibilité pour adapter son activité à la réalité de la situation qu'il rencontre. C'est en "faisant" que le salarié libère sa puissance d'agir et se libère du rôle "machinique" que lui a réservé le capital.

Toute activité de travail est aussi sociale. L'activité individuelle de travail - "usage de soi-même par soi-même" - est conditionnée par les différents collectifs dans lesquels elle s'insère - soit "un usage de soi par et pour les autres". Cette dimension collective est essentielle ! Par exemple, dans un triage de la SNCF, l'opérateur qui surveille le "tir au but" - système de freinage automatique de wagons - a entre autres le souci constant que chaque wagon termine sa course juste au contact des tampons du wagon précédent, afin d'éviter que l'équipe qui forme les trains n'ait à rapprocher les wagons pour pouvoir les atteler. Pour cela, il intervient régulièrement pour corriger la vitesse des wagons déterminée automatiquement par le tir au but. Notre activité de travail, nous la déployons en fonction de l'activité de ceux qui nous ont précédés et de ceux qui nous suivent. Cette dimension collective est fondamentale, même quand elle n'est pas visible.

En définitive, seul le salarié peut nous dire comment il gère l'écart entre ce qui est prescrit et le réel dans le travail et de quelle manière il s'insère dans les différents collectifs auxquels il participe. Jamais deux opérateurs ne s'y prennent de la même façon pour réaliser une même tâche. Mais pour l'exprimer, ils ont besoin d'un regard extérieur à la fois curieux, respectueux et apprenant. Si le salarié n'a pas quelqu'un pour l'écouter, il aura de la peine à exprimer le contenu toujours singulier de son activité. Cette écoute ne peut exister que si l'on pense qu'il y a quelque chose de fondamental à apprendre de ce que font les salariés.

Exemple : dans une multinationale de la pharmacie, je suis dans un atelier où des femmes sertissent des ligatures chirurgicales. Elles ont une posture totalement rigidifiée en raison de la précision de ce qu'elles doivent faire. A chaque cycle, une opératrice prend une aiguille dans une petite boîte à côté d'elle. J'observe qu'à chaque fois qu'elle plonge sa main dans la boîte, elle manipule les aiguilles entre ses doigts pendant quelques secondes. Je lui demande, parce que cela me semble évident, si les aiguilles sont difficiles à saisir. Réponse : "Non" ; d'ailleurs elle plonge sa main dans la boîte et en sort une. Elle m'explique : "Je les roule dans mes doigts pour vérifier qu'elles sont bien polies et, si vous aviez été attentif, vous auriez vu que mon index va systématiquement vérifier qu'elles ne sont pas épointées." Et elle me montre son index effectivement écorché !

Autre exemple : sur une machine, il y a un carter qui n'est pas à sa place... Il est par terre et la machine est découverte. Je vous laisse deviner la "guéguerre" entre l'ouvrier travaillant sur la machine et le chef d'atelier, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), le médecin du travail ! Quand on lui demande de le remettre, l'ouvrier râle, et dès qu'il se retrouve seul, il l'enlève. Lorsqu'on lui demande pourquoi, il répond qu'il n'entend pas sa machine. En fait, il a construit un repère auditif qui lui permet d'anticiper un incident, et il n'entend plus ce bruit lorsque le carter est en place. C'est toujours dans l'activité de travail que se trouve la réponse à une question de ce type : "Pourquoi le carter est-il par terre ?"

 

Interroger les choix de l'entreprise

Bien entendu, il ne s'agit pas d'aller seulement contempler le travail. Il s'agit de le transformer. Or, justement, aller à la rencontre du travail ouvre des pistes d'action, pour le salarié comme pour celui qui s'intéresse à son travail, en leur permettant ensemble de faire le lien entre ce que vit le salarié et le fonctionnement de l'atelier, de l'entreprise et même de la société. Il est alors possible de discuter les choix en matière de gestion, d'organisation, d'investissement, de conception, soit ce qu'Yves Schwartz appelle "le gouvernement de l'entreprise"

Un jour, je faisais un topo sur le travail. Dans la salle, un jeune patron avait l'air de s'ennuyer et n'avait pas dit un mot. Tout à coup, j'ai vu comme une étincelle dans son regard. Il demande la parole et nous raconte l'histoire suivante : "Je ne vois pas où l'on va avec vos propos, mais ce que vous racontez a peut-être quelque chose à voir avec ce qui m'est arrivé dans une fromagerie. Je suis automaticien et elle m'avait commandé un robot pour assurer le retournement des fromages dans la phase d'affinage. Ce travail était fait manuellement par des opératrices. Ce n'était pas très compliqué et j'ai fabriqué un robot qui - dit-il avec humour en joignant le geste à la parole - retourne tout fromage qu'il détecte. Six mois après, j'ai été rappelé par le patron qui se plaignait de retours qualité inhabituels. Je reviens dans l'entreprise et je vais vérifier le fonctionnement de mon robot. Il marchait très bien : dès qu'il voyait un fromage, paf ! il le retournait. Mais quand j'étais venu, au début, visiter l'atelier, j'avais vu une fois, peut-être deux fois, l'opératrice ne pas retourner un fromage. Je n'avais pas prêté attention au fait qu'il y en avait un de temps en temps qu'elle ne retournait pas. Et personne ne m'en avait parlé."

Nous avons ri à cause du retournement des fromages, mais la discussion a montré les conséquences de cette erreur basée sur une vision simpliste du travail : licenciement de plusieurs ouvrières, problèmes de qualité, perte de parts de marché... Car le travail des opératrices ne consistait pas à retourner les fromages, mais à faire le diagnostic de leur maturité pour savoir si c'était le moment de les retourner. Un vrai regard sur le travail de ces femmes aurait pu déboucher sur un autre type d'intervention des syndicalistes dans l'entreprise, sur une autre organisation, sur un autre processus de conception du robot, voire sur une solution alternative... On prend les décisions sur la base de critères financiers et économiques et après on demande aux salariés de s'adapter. On est alors dans le bidouillage, dans la réparation, dans le rafistolage. C'est de cela dont il faut sortir.

 

Mettre le travail en mots

Bien entendu, il existe de multiples obstacles à une autre vision du travail. Ils concernent tous les acteurs qui interviennent dans le champ du travail, y compris les travailleurs eux-mêmes. Première difficulté : l'activité de travail est énigmatique et sa mise en mots difficile. Il est objectivement complexe d'expliquer la manière dont on s'y prend pour réaliser une tâche, même simple : essayez de décrire comment vous lacez vos souliers ! D'autre part, on hésite d'autant plus à exprimer ce qui fait son quotidien répétitif que le regard des autres n'incite pas à cette mise en mots. Rares sont ceux qui pensent avoir quelque chose à apprendre du travail des salariés.

La deuxième difficulté tient aux enjeux du pouvoir dans l'entreprise. Les directions ont toujours considéré que l'organisation et le contrôle de l'activité de travail relevaient de leurs prérogatives exclusives. Si elles ont dû accepter, contraintes et forcées, de négocier sur le contrat de travail, elles n'ont jamais accepté de négocier sur le contenu des activités. Autrement dit, elles acceptent de négocier sur le cadre de l'usage qu'elles entendent faire des salariés, jamais sur le contenu de cet usage. Il en résulte que le droit qui s'est constitué est un droit de l'emploi, mais pas réellement un droit du travail.

Troisième difficulté : les bases théoriques de l'opposition au capital se sont construites sur une indifférence au travail concret. Ainsi, l'analyse marxiste du travail abstrait - le temps de travail socialement nécessaire - comme source de la valeur a permis de comprendre les mécanismes de l'exploitation dans le système capitaliste. Mais cette analyse a installé le travail abstrait comme cible de la pratique d'opposition au capital. La réduction du travail à sa valeur d'échange, au détriment du travail concret, producteur de valeur d'usage, a eu pour effet de laisser dans l'ombre une grande part de l'activité réelle déployée par les femmes et les hommes pour produire leur existence. Dans cette pénombre, ce qui se joue dans l'activité des salariés a été négligé voire effacé en tant que ressource pour l'action.

 

Pouvoir d'agir

Pour enrayer la dégradation de la santé au travail, il faut donc accepter de rencontrer les travailleurs "concrets", de prêter attention à ce qui se passe dans leur tête et dans leur corps, aux liens qu'ils tissent avec leurs camarades de travail dans des histoires toujours partiellement nouvelles qui les différencient les uns des autres.

Ainsi, lutter pour le maintien ou la création d'espaces où peuvent s'exprimer les expériences et les savoir-faire permet de faire émerger les ressources déployées en permanence par chacun pour faire face aux difficultés. Cette mise en commun ouvre des perspectives nouvelles pour contrer la réduction continue des marges de manoeuvre et la multiplication des obstacles à la construction d'authentiques collectifs de travail. Il s'agit de travailler à la reconstruction d'un contenu du travail, qui restituerait aux salariés leur "pouvoir d'agir", indispensable à la construction de leur santé, pour chacun d'entre eux, mais aussi avec et pour les autres. ?