© Pascal Gely
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« L’entrée en résistance » au menu de la lutte

par Corinne Renou-Nativel / 09 décembre 2019

La souffrance d’un forestier confronté à des exigences de productivité est le point de départ d’un spectacle hybride et iconoclaste, où l’art et la science se donnent rendez-vous pour dénoncer les turpitudes du néolibéralisme. Et rendre visibles les expérimentations sociales qui, ici ou là, constituent autant de poches de résistance.

La voix vibrante d’émotion et de fierté, un forestier explique son métier avec passion : « Je dois préserver les espèces locales déjà présentes à l’état naturel, en planter de nouvelles, mais aussi marteler, c’est-à-dire indiquer les arbres à abattre. » Même s’il n’est plus tout jeune, il continue à s’émerveiller : « Je travaille dans le plus beau bureau du monde ! » Sur scène, derrière lui, des images projetées sur grand écran en attestent : vues aériennes de forêts verdoyantes, détails d’un tronc noueux, nervures délicates d’une feuille éclairée par un rayon de soleil. 
Le travail du forestier possède toutefois sa part d’ombre. Des promeneurs lui reprochent de massacrer les arbres. « Mais sont-ils prêts à renoncer à leurs tables, leurs chaises, leurs bibliothèques, leurs cahiers, leurs crayons, leurs bûches dans la cheminée, leurs fenêtres, leurs charpentes, leurs violons et leurs luths ? », interroge-t-il. Surtout, ses supérieurs lui demandent de doubler le cubage de bois, au risque de faire disparaître des espèces d’oiseaux et de bruyères. De planter des conifères à croissance rapide, sans se soucier de la destruction de la biodiversité par la monoculture. De donner les noms de ceux qui, dans son équipe, vont être licenciés. Logique productiviste et directives managériales brutales heurtent profondément cet homme qui constate, abasourdi, que la plupart de ses collègues s’en accommodent.

Manque de critiques des intellectuels

Les pièces de théâtre qui évoquent la souffrance au travail ne sont pas si nombreuses. Plus rares encore sont celles qui font monter sur les planches un spécialiste de ces questions. Rythmé par les films et la musique d’Alexandrine Brisson, L’entrée en résistance entremêle le récit du forestier, interprété par le comédien Jean-Pierre Bodin, et l’analyse du psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours. Le fondateur de la psychodynamique du travail dépeint ce qu’est le sentiment de réaliser un travail de qualité, explique les conséquences sur le management du « tournant gestionnaire et de la gouvernance par les nombres », montre la souffrance qui résulte de l’isolement et d’un travail contraire à l’éthique. Et ouvre des perspectives sur les conditions d’une résistance qui ne se traduise pas par une dégradation de la santé physique et psychique.  
Pour Christophe Dejours, le rapprochement avec les artistes relève de l’évidence : « Depuis des années, je travaille avec des troupes de théâtre, des documentaristes, des cinéastes comme Jean-Marc Moutout, réalisateur des films Violences des échanges en milieu tempéré et De bon matin. Ce qui se passe dans le monde du travail depuis une trentaine d’années est désastreux. Or il existe peu de critiques venant des chercheurs et des intellectuels, pour beaucoup rangés au néolibéralisme. En revanche, une frange non négligeable d’artistes adopte une posture de dénonciation, essentielle pour porter ces questions dans l’espace public. »  

Protéger les enclaves

Le trio avait déjà signé ensemble en 2012 un spectacle, Très nombreux, chacun seul, à partir de l’histoire du responsable informatique d’une entreprise de porcelaine s’étant suicidé au travail. Alexandrine Brisson et Jean-Pierre Bodin avaient interviewé Christophe Dejours, qui apparaissait alors dans la pièce, en vidéo, à chaque fois que le personnage, en quête d’explications, s’interrompait. Le lien entre les artistes et le chercheur s’est maintenu au fil des années. 
C’est lors d’un colloque international sur la psychodynamique du travail en 2017, pendant lequel des forestiers sont intervenus, qu’est né le projet de L’entrée en résistance. Cette fois, Jean-Pierre Bodin veut voir Christophe Dejours sur scène. D’abord réticent, celui-ci accepte car il juge clé le thème de la résistance : « Avec le psychologue Antoine Duarte, qui en a fait le sujet de sa thèse, nous découvrons depuis quelques années des enclaves de résistance dans le secteur public mais aussi dans le privé. Dans certaines PME, cette question est fortement posée face à un modèle économique qui broie tout le monde. Décrire le fonctionnement de ces enclaves dans un livre pourrait les mettre en danger. Par contre, le théâtre permet de donner de la visibilité à ces expérimentations sociales dans l’espace public, tout en leur assurant une discrétion indispensable. » 

Entrer dans le drame humain

La présence du psychiatre tient aussi à sa volonté de faire œuvre de transmission, alors que la clinique du travail demeure une matière difficile à faire comprendre : « Pour que les étudiants, les médecins, les psychanalystes en saisissent les enjeux et les mécanismes, il faut qu’ils entrent dans le drame humain. Sinon ils ne parviennent pas à se représenter comment un individu en arrive à se tuer. Alors je suis obligé de jouer les situations critiques, de faire un peu de théâtre. La contrepartie, c’est qu’on dit de moi que je dramatise. Mais très jeune, j’ai appris la clinique dans Balzac, Zola, Dostoïevski, Gogol et Shakespeare, qui nous apprennent les passions humaines. L’artiste sait mieux montrer la clinique que le clinicien. Il attrape le public, condition sine qua non de la transmission. »

Chaque soir, L’entrée en résistance s’achève sur un débat, que la petite troupe veut partie prenante du spectacle. De soirée en soirée, les échanges mettent en lumière la perte de sens du travail, la transmission aux jeunes d’une éthique, l’articulation de la résistance et du syndicalisme, etc. Autant de sujets de réflexion pour le chercheur : « Par ces réactions du public, j’apprends beaucoup sur la nature des objections à la résistance, la manière dont on peut s’y intéresser, s’y reconnaître, se l’approprier. »

L’entrée en résistance
Jusqu’au 5 janvier 2020 au théâtre La Reine Blanche, 2 bis, passage Ruelle, 75018 Paris. Tél. : 01 42 05 47 31.
Les 9 et 10 janvier 2020, au théâtre de l’Ephémère, 8, place des Jacobins, 72000 Mans. Tél. : 02 43 43 89 89.