Leur réforme de la santé au travail
Médecins et infirmières du travail, ergonomes… Ils exercent (ou ont exercé) en services de santé interentreprises ou autonomes. Ils ont passé une journée ensemble, à l’appel de Santé & Travail, pour réfléchir aux éléments clés d’une évolution de leurs métiers.
C’est reparti pour un tour ! Dès la mi-juin, les partenaires sociaux ont été invités par le gouvernement à reprendre la discussion sur le système de santé au travail. C’est la seconde tentative après l’échec de la négociation de 2019, lancée sur la base du rapport rendu par la députée LREM du Nord, Charlotte Lecocq. Cette fois, l’exécutif a bien balisé l’exercice à coups de documents préparatoires puis d’un texte d’orientation qui fixe le cap (voir « Repère »).
En marge de ces débats – dont on sait qu’ils seront difficiles tant les antagonismes sur des points fondamentaux sont forts –, notre magazine a souhaité organiser un échange, pendant une journée, entre des professionnels de la santé au travail aguerris. Fin juillet, nous avons réuni treize médecins du travail, infirmières et intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) pour dessiner les grandes lignes de ce que serait, selon eux, une « bonne réforme » de la santé au travail.
Premier constat, tous sont d’accord sur l’analyse d’une situation défavorable à la santé des salariés : « Troubles musculosquelettiques [TMS], risques psychosociaux [RPS], nuisances sonores, expositions à des produits toxiques… Les salariés vont mal mais très peu d’entreprises agissent vraiment sur les conditions de travail. Elles préfèrent trop souvent s’en tenir à des cours de yoga ou des conseils alimentaires », résume la Dre Mélissa Menetrier. C’est pourquoi une réforme digne de ce nom devrait comporter cinq chantiers prioritaires.
Haro sur la gestion patronale !
Une affaire de gros sous empoisonne le système, à entendre les médecins réunis. Le pactole que représentent les services de santé au travail (SST) et sur lequel le patronat règne sans partage est un obstacle à tout changement ambitieux. Les cotisations encaissées pourraient être mieux utilisées pour améliorer les conditions de travail des salariés. C’est un gâchis.
Ils réclament donc d’en finir avec la gestion de la santé au travail par les seuls employeurs. « La gouvernance patronale est le problème principal, déplore ainsi la Dre Marie Pascual. Elle détermine l’organisation des services qui, dans la réalité, ne permet pas de remplir les missions fixées par le Code du travail. » Les médecins sont favorables à la proposition du rapport Lecocq d’un recouvrement des cotisations par les Urssaf. Mais ils doutent que les « employeurs lâcheront le magot ! »
Notre panel se prononce ensuite pour le rattachement des services à des agences territoriales dédiées, par région ou bassin d’emplois. Ce qui compte pour les professionnels, c’est de pouvoir disposer de guichets uniques, que les travailleurs autant que les employeurs puissent saisir. « Ces agences seraient aussi au service des contrats précaires, des auto-entrepreneurs, des retraités, pas seulement des salariés en emploi stable », insiste le Dr Jacques Darmon. « Des agences par bassin d’emploi permettraient en plus de créer plus facilement des réseaux entre praticiens, pour mieux suivre les travailleurs tout au long de leur carrière et même après », ajoute sa consoeur Mélissa Menetrier. Pour les IPRP en revanche, l’important n’est pas tant la façon dont l’argent est collecté que son utilisation. « Qu’on nous donne les moyens de faire de la prévention ! », insiste l’ergonome Franck Viola.
Non à la prestation de services !
Sur le papier, tout va bien ! L’article L. 4622-2 du Code du travail n’a nullement besoin d’être retouché, estiment les professionnels. Ce texte précise que « les services de santé au travail [SST] ont pour mission exclusive d’éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail ».
Sur le terrain, hélas, c’est une autre histoire : les SST ont beaucoup de mal à faire de la prévention primaire – pour réduire les risques d’atteinte à la santé – et à obtenir des aménagements de poste – pour permettre le maintien en emploi. « Notre rôle ne doit pas consister à faire de la prévention de la désinsertion professionnelle, il faut qu’on intervienne en amont, beaucoup plus tôt ! », s’exclame le Dr Jean-Louis Zylberberg. « Souvent, on essaie de nous orienter vers des à-côtés comme l’alimentation ou les addictions alors que les vrais enjeux, ce sont les TMS ou les RPS, complète l’ergonome Gaspard Gravier. Or, l’absence d’une prévention efficace coûte cher à la collectivité mais aussi directement aux entreprises. »
Les professionnels s’inquiètent de voir leurs missions changées à l’issue de la réforme. Le plus grand danger, selon eux ? Transformer les services en simples prestataires, à la disposition des employeurs pour concevoir et mener des programmes de prévention ou rédiger à leur place le document unique d’évaluation des risques. « Il existe une confusion entre santé au travail et accompagnement de la gestion des conditions de travail, insiste le Dr Gérard Lucas. Notre rôle, c’est de dire la santé au travail, pas d’agir à la place de l’employeur. »
Dans ce contexte, tous plaident pour la fin des visites d’aptitude. Afin de retrouver des marges de manœuvre et, aussi, de redonner du sens aux missions des SST. « Les salariés nous voient uniquement comme des médecins de l’aptitude, on n’est pas assez visible sur la prévention », justifie la Dre Filiz Bayar. « La bataille de la santé au travail, c’est de pouvoir faire du terrain, de montrer à quoi on sert, ce qu’on peut faire », poursuit Gaspard Gravier. Plus globalement, ce sont les objectifs chiffrés, parfois dénués de sens, que dénoncent ces acteurs de la santé au travail. « On est beaucoup trop dans le quantitatif. Mais à quoi sert de multiplier, par exemple, les visites d’information et de prévention si celles-ci ne débouchent sur rien ? », questionne Catherine Higounenc, infirmière de santé au travail.
La pluridisciplinarité pour de vrai
La nécessité d’une approche pluridisciplinaire de la santé au travail ne fait pas débat. Mais dans de nombreux services, les équipes travaillent en silo, sans réelle coordination, avec d’un côté, des médecins et des infirmiers qui s’occupent des salariés et, de l’autre, des IPRP qui conseillent les employeurs. Des organisations globalement déficientes, sans pilotage d’ensemble. « Les médecins du travail ne sont pas formés au management. Et pourtant, il leur revient de piloter des actions menées par les psychologues, les ergonomes, les préventeurs. La pluridisciplinarité, ça ne se décrète pas », analyse l’ergonome Franck Viola.
Il est donc urgent de revoir l’organisation et le fonctionnement des SST, de telle sorte qu’ils deviennent de vrais lieux ressources pour les directions, mais aussi pour les salariés et les représentants du personnel. « Pour bien appréhender les entreprises et leur environnement, il faut mettre en place des équipes dédiées sur la durée. Avec des temps d’échanges entre les professionnels pour favoriser des approches à la fois individuelles et collectives », suggère le Dr Dominique Boscher. « Sans oublier d’inclure aussi les secrétaires, car elles acquièrent une vraie connaissance des entreprises », ajoute le Dr Nicolas Sandret.
L’indépendance pour tous
C’est un autre point sur lequel tous sont formels : il est indispensable de garantir l’indépendance professionnelle de l’ensemble des acteurs en santé au travail. Les médecins, bien sûr, mais aussi les infirmiers et tous les IPRP. « L’indépendance offre une liberté de parole vis-à-vis de l’employeur, elle permet de se positionner autrement par rapport à ses demandes », argumente la Dre Filiz Bayar. « Les infirmiers aussi doivent pouvoir faire des alertes, comme les IPRP. Mais à condition de bénéficier d’un statut de salarié protégé comme les médecins du travail », abonde l’infirmière Nadine Rauch. En contrepartie de ce statut protecteur, une charte déontologique par profession pourrait être créée.
Des spécificités de formation à prendre en compte
Les médecins du travail bénéficient-ils d’une formation initiale adaptée aux enjeux ? Non, répondent-ils en chœur. « Le cursus universitaire n’est pas à la hauteur. Notre métier est éminemment politique, il s’exerce dans un champ de conflits et personne ne nous y prépare », assène le Dr Alain Carré. « Il y a une très forte hétérogénéité des pratiques, résultant d’insuffisances à ce niveau. Les enseignements dispensés en cours sont beaucoup trop techniques et théoriques. Résultat, c’est dans les stages que se joue une part importante de la réussite de la formation, avec le risque de mal tomber », juge la Dre Filiz Bayar. De l’avis général, une refonte du système actuel s’impose donc, pour mieux prendre en compte les conditions d’exercice du métier. Et pour les infirmiers de santé au travail, une harmonisation des formations, trop disparates, est tout autant nécessaire. Enfin, il conviendrait aussi d’améliorer la formation continue et, pourquoi pas, d’imaginer des stages communs aux différents métiers de la santé au travail sur des sujets précis. Pour que se développe une culture de la pluridisciplinarité dans les services.