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L’inaptitude, nouvelle cible de la justice ordinale

par Fanny Marlier / 30 novembre 2023

Médecin du travail, le Dr Jean-Louis Zylberberg se voit convoqué devant une instance disciplinaire de l’Ordre des médecins pour avoir rédigé des avis d’inaptitude, à la suite d’une plainte d’employeur. Une première et un « abus de juridiction » selon son avocat.

Pour avoir émis des avis d’inaptitude, le Dr Jean-Louis Zylberberg, président de l’association santé et médecine du travail (a-SMT), risque un avertissement, voire une suspension du droit d’exercer pendant plusieurs mois. Médecin du travail dans un service de prévention et de santé au travail interentreprises du bâtiment, l’APST-BTP, il a été convoqué le 28 novembre devant la chambre régionale disciplinaire d’Ile-de-France de l’Ordre des médecins à la suite d’une plainte déposée par un employeur pour « certificats médicaux de complaisance ». 
Le dirigeant de l’une des entreprises pour lesquelles il officie – une PME de fabrication et de livraison de portes blindées située dans le Val-de-Marne – lui reproche d’avoir manqué au Code de déontologie en émettant plusieurs avis d’inaptitudes médicales de juillet 2019 à février 2022. « Il y avait un gros turn-over de salariés avec un renouvellement quasi complet des effectifs, se remémore Jean-Louis Zylberberg. Sur les 81 qui ont quitté l’entreprise, 12 sont partis pour inaptitude, dont 3 faisaient suite à des accidents du travail. » 

L’avis d’inaptitude n’est pas un certificat médical

C’est néanmoins la première fois que des avis d'inaptitude sont assimilés par une chambre disciplinaire à des certificats médicaux de complaisance. Un avis d'inaptitude n’est, pourtant, en rien un certificat médical : il peut être prononcé par le médecin du travail lorsque la santé physique ou psychique d’un salarié ne lui permet plus de tenir son poste de travail. Le Code du travail (article R4624-25) précise que « l’avis d’aptitude ou d’inaptitude est transmis au travailleur et à l’employeur et versé au dossier médical en santé au travail de l’intéressé ». Il ne comporte pas d’éléments relevant du secret médical. Une solution de reclassement doit être normalement proposée par l’employeur au salarié déclaré inapte. Si son état de santé ne le permet pas, l’inaptitude entraîne son licenciement et le versement d’indemnités.
Depuis 2017, l’employeur ou le salarié concerné peuvent contester l’avis d’inaptitude d’un médecin du travail devant le conseil des prud’hommes, et ce dans un délai de quinze jours. Dans le cadre de cette affaire, cela n’a jamais été fait. Le chef d’entreprise a systématiquement entamé une procédure de licenciement à la suite des avis d'inaptitude. C’est pourquoi, l’avocat du médecin, Me Jean-Louis Macouillard, dénonce ici un « abus de juridiction ». « Plutôt que de se défendre devant les prud’hommes pour contester l’écrit, l’employeur attaque de façon brutale devant le conseil de discipline du médecin », précise-t-il. 

Pièce délictueuse

Autre point litigieux : dans sa plainte, le cabinet d’avocat de l’employeur a joint un courrier remis en mains propres par le Dr Jean-Louis Zylberberg à un salarié, destiné à son médecin généraliste, dans lequel il fait état d’une « maltraitance organisationnelle » au sein de l’entreprise. Comment l’employeur s’est-il procuré ce courrier ? Ce type de pièce ne peut normalement être transmis que par le salarié, et seulement dans le cadre d’une procédure prud’homale contre son employeur. « Se procurer des éléments couverts par le secret médical constitue, rappelons-le, un délit », souligne l’a-SMT dans un communiqué. 
Plus globalement, il semble que le Dr Zylberberg, représentant de la CGT dans les instances du Conseil d’orientation sur les conditions de travail (Coct), dérange. « Ce qui n’a pas plus à l’entreprise, c’est la façon dont j’ai libellé les inaptitudes, détaille-t-il. En février 2022, j’ai par exemple conclu qu'un salarié était inapte au poste de peintre en précisant : “Il peut être peintre dans une autre organisation du travail que celle de l’entreprise.” » 
« Le problème n'est pas l'avis d'inaptitude en lui-même mais les conditions dans lesquelles il a été délivré, abonde pour sa part Me Anne-Laure Bénet, l’avocate de l’entreprise. À notre sens, et l'Ordre des médecins l'a constaté également puisqu'il s'est associé à la plainte, elles constituent une violation du Code de la santé publique. »

Autocensure

Cette affaire s’inscrit dans une série déjà longue de procédures intentées par des employeurs auprès de l’Ordre des médecins et visant à remettre en cause des certificats ou tout autre écrit de médecins du travail. La possibilité leur en a été offerte par une modification du Code de la santé publique en 2007. Résultat : une forme d’autocensure s’installe dans la profession. « Face à la multiplication de ces procédures devant le Conseil de l’ordre, les médecins du travail laissent de moins en moins d’écrits », déplore Dominique Huez, vice-président de l’a-SMT. 
Dans ces litiges sur des écrits médicaux, la première étape de conciliation devant le Conseil de l’ordre peut aboutir à une « régression du diagnostic », dénonce Dominique Huez. « Nous avons eu affaire à des cas dans lesquels les avocats proposent des modifications de phrases de ce qu’a pu écrire un médecin. Ce qui est complètement illégal. Mais avec l’Ordre des médecins, tout passe », poursuit-il. Le 28 novembre au matin, l’audience disciplinaire du Dr Jean-Louis Zylberberg a donné lieu à une mobilisation en soutien de l’a-SMT, mais aussi du Mouvement insoumission ordres professionnels (Miop), des organisations syndicales CGT et Solidaires et du Syndicat de la médecine générale (SMG).