L'intensification est de retour

par Michel Delberghe / juillet 2014

Les résultats de la dernière enquête Conditions de travail affichent une reprise de l'intensification du travail. De quoi aggraver la pénibilité et les risques psychosociaux. Une mauvaise nouvelle, selon les experts que nous avons consultés.

La pause n'aura été que de courte durée. Conséquence des restructurations et changements organisationnels incessants, l'intensification des rythmes de travail s'est accélérée, tant dans les entreprises que dans l'administration et les hôpitaux. Et, avec elle, les pressions qui pèsent sur les salariés. C'est ce que révèle la dernière édition de l'enquête nationale sur les conditions de travail, réalisée en 2013 auprès de 34 000 salariés par la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail.

La précédente édition, en 2005, avait enregistré une relative stabilisation de l'intensification. La nouvelle délivre un diagnostic inquiétant, amplifié par la crise et ses effets sur l'insécurité de l'emploi.La perception d'un cumul de contraintes s'exerçant sur l'organisation du travail tend à se généraliser. Les ouvriers qualifiés restent les plus affectés. Ils estiment à 54 %, contre 47 % en 2005, subir au moins trois contraintes de rythme. Le phénomène gagne un nombre plus important de cadres - 25 %, contre moins de 23 % - et de représentants des professions intermédiaires (32 %). Il concerne également les employés de commerce et de services (28 %) et s'étend dans la fonction publique, dont 29 % des agents (+ 8 %) disent subir un alourdissement de leur charge de travail.

Associer les salariés
Jean-Claude Sardas professeur à l'École des mines de Paris

Ce diagnostic mériterait d'être complété par un examen du ressenti qu'en ont les salariés. On sait ce que la déstructuration des métiers peut avoir de conséquences préjudiciables sur la performance et la santé. Mais on ne peut évaluer ici le sentiment de satisfaction ou de gravité induit par l'intensification. Ainsi, la question des marges de manoeuvre peut être ambivalente. Leur diminution peut être ressentie comme une dégradation des conditions de travail ; à l'inverse, le fait d'avoir davantage d'autonomie, élément apparemment positif, peut être vécu de façon négative quand les salariés y sont mal préparés.

Il existe des démarches pour prévenir les tensions issues d'organisations inadaptées ou de transformations trop brutales : mieux gérer les apprentissages pour permettre aux opérateurs de faire plus facilement leur travail, accompagner l'évolution des métiers, organiser les parcours... Mais cela ne peut se faire qu'avec les salariés.

Contrôles renforcés

Autre indice d'une dégradation, la proportion de personnes confrontées à un rythme de travail imposé par un contrôle ou un suivi automatisé s'est renforcée. Les ouvriers sont 35,6 % à déclarer y être exposés (+ 9,5 %), de même que 45,8 % des employés administratifs (+ 12 %). Chez les cadres, la pression s'est très nettement accentuée : 36 % d'entre eux, soit 10 % de plus qu'en 2005, disent subir un contrôle informatisé. Signe tangible que le secteur public se rapproche des normes du privé, le poids de cette contrainte est également très fort dans l'administration, où 34 % des agents se sentent concernés (+ 15 %). Idem dans les services hospitaliers, avec 40,5 % des personnels se déclarant exposés.

Menées depuis 1978 par le ministère du Travail, les enquêtes Conditions de travail sont renouvelées tous les sept ans. Les questions renvoient à une description du travail, de son organisation, de ses conditions, sous différents angles : rythmes, marges de manoeuvre, efforts physiques, coopération, risques encourus... Les réponses reflètent les conditions de travail telles qu'elles sont perçues par les enquêtés. L'intensité du travail a été évaluée à l'aune de plusieurs contraintes : un rythme de travail imposé par un contrôle ou un suivi informatisé ; ne pas pouvoir quitter son travail des yeux ; devoir se dépêcher ; abandonner une tâche pour une autre plus urgente ; changer de poste en fonction des besoins de l'entreprise...

"La reprise de l'intensification est liée à la crise, qui a provoqué des réorganisations et accéléré les restructurations", avance Thomas Coutrot, responsable du département Conditions de travail et santé à la Dares. Conséquence ? "Les différences entre les catégories s'atténuent, remarque-t-il. On constate depuis vingt ans un effacement progressif des frontières entre le secteur des services, où les contraintes de nature industrielle se développent, et l'industrie, où s'impose le rythme du marché. Dès lors, cela se traduit par des contraintes accrues pour tous." Cette réalité est particulièrement perceptible dans les fonctions support des entreprises, en contact avec les clients, comme dans les secteurs de la logistique et du transport. De son côté, le service public a découvert la mise en oeuvre de méthodes managériales inspirées du privé, combinant normes de production et ajustement des effectifs.

L'enquête de la Dares le confirme : les salariés n'ont pas bénéficié de marges de manoeuvre supplémentaires à l'issue de ces réorganisations. En particulier, les cadres et les professions intermédiaires, au contact du travail réel, considèrent avoir perdu une part importante de leur autonomie. Seuls les ouvriers non qualifiés reconnaissent profiter de l'apprentissage de nouvelles fonctions.

Plus de vulnérabilité
Corinne Gaudart chercheuse en ergonomie

L'intensification du travail se traduit par une accélération des changements, notamment organisationnels, qui entrave la possibilité pour le salarié de construire son parcours professionnel sur un temps long.

Aux contraintes industrielles classiques viennent s'ajouter aujourd'hui des contraintes marchandes - réagir vite et s'ajuster en permanence à la demande -, le tout dans une chasse continue aux temps morts pour réduire les coûts. De fait, le salarié dont le temps est ainsi "assigné" a de quoi se sentir dépossédé de la maîtrise de son destin professionnel. Dans ce système, l'expérience acquise n'a pas de place et le futur n'est que la répétition d'un présent sans cesse remis en question. On transforme le salarié en intérimaire sans passé ni avenir, qui doit être immédiatement rentable. Cette exigence crée de la précarité dans le travail, y compris pour les salariés en CDI, mais surtout de la vulnérabilité, en particulier chez les plus anciens et les plus jeunes. Le discours idéologique de l'innovation et de l'adaptation permanentes prive ainsi les salariés de toute perspective et de toute possibilité de faire des choix. Il remet en cause la transmission des savoirs, accentuant ainsi les conflits intergénérationnels.

Davantage de tensions...

La crise de 2008 a surtout amplifié la précarité et la fragilité de l'emploi. La proportion de salariés en situation d'instabilité est passée d'un quart à un tiers des effectifs entre 2005 et 2013. A l'image d'une double peine, les salariés en CDI, inquiets pour l'avenir ou pris dans la tourmente des changements et restructurations, subissent aussi plus durement l'alourdissement de leur charge de travail. "Les licenciements et les délocalisations, mais surtout le non-renouvellement des CDD et des missions d'intérim, ont provoqué une chute de l'emploi intérieur. L'intensification s'est reportée sur des salariés en emploi stable, moins nombreux mais plus polyvalents", analyse Thomas Coutrot.

Une course cycliste sans ligne d'arrivée
Yves Roquelaure professeur de médecine du travail

Les études cliniques confirment les effets de la crise et des modifications organisationnelles. On assiste à une augmentation des plaintes concernant les excès du travail. Les marges de manoeuvre paraissent plus ouvertes, mais les contraintes ne sont pas allégées. L'apparition dans l'administration de méthodes de management inspirées du privé aboutit à une transformation profonde du secteur public. Le nombre de pathologies liées aux troubles musculo-squelettiques s'est considérablement accru dans des secteurs inattendus, comme le ministère de la Justice. Les patients nous disent : "Il faut faire plus, plus vite, jusqu'à l'épuisement. C'est comme une course cycliste sans ligne d'arrivée." Dans le privé, les restructurations provoquent des situations de grande souffrance parmi les cadres supérieurs, affectés par la perte de sens, d'humanisme et de respect de l'autre.

Les conséquences de la crise se font aussi sentir sur la nature de l'emploi. Pas seulement pour les jeunes, fragilisés par la généralisation des contrats courts, ou les plus anciens, qui aspirent à atteindre la retraite sans trop de crainte. La précarité crée des situations anxiogènes parmi les salariés en CDI de 40 à 45 ans, qui redoutent de perdre ce qu'ils ont.

Dans cet environnement, rien d'étonnant à ce que l'enquête note une augmentation des situations de tension, surtout avec les collègues, ou de la proportion de salariés qui estiment qu'ils n'ont pas assez de collègues ou de collaborateurs. Parmi les situations particulières, l'enquête met aussi en évidence les difficultés subies par les salariés en contact direct avec le public, soumis à "des charges émotionnelles intenses" : 53 % d'entre eux (+ 6 %) indiquent "devoir calmer les gens" et 44 % (+ 6 %) se sont trouvés confrontés à des cas de personnes en détresse. Un autre signe de la nécessité de trouver des réponses adaptées pour ne pas ajouter de la souffrance à la souffrance.

Une sorte de "re-taylorisation"
Valentine Hélardot sociologue

Après la pause de 2005, un nouveau cycle de transformation de l'organisation du travail semble se dessiner. Intensification des rythmes, augmentation des contrôles, régression des marges de manoeuvre : le processus en cours pourrait s'apparenter à une sorte de "re-taylorisation" du travail, modulée par la montée des contraintes. Les conditions de travail des ouvriers et des cadres tendent ainsi à se rapprocher. La persistance des risques physiques chez les ouvriers ne peut que contribuer à renforcer les inégalités de santé. Le cumul croissant de contraintes physiques et psychiques (notamment les risques psychosociaux) met en jeu la santé de façon exponentielle.

De plus en plus de salariés font état de discussions collectives sur l'organisation du travail. On pourrait s'attendre à une amélioration des conditions de travail. C'est loin d'être le cas. On peut donc se demander ce que recouvrent ces échanges collectifs...

Le travail disqualifié
Michel Vézina médecin épidémiologiste

Que près de 40 % des salariés affirment avoir un rythme imposé par un contrôle ou un suivi informatisé paraît très inquiétant. Ce constat témoigne d'une organisation qui disqualifie le travail pour ne prendre en compte que ses résultats. Les salariés sont évalués selon toute une série de données "objectives" : normes, reporting, tableaux de bord. Cette nouvelle forme de management et d'évaluation individualisée des performances instaure la compétition et introduit une gestion par la peur, en créant de l'insécurité dans l'emploi. Il n'est pas surprenant que les conditions se soient dégradées pour l'encadrement de premier niveau, qui vit l'écart entre le travail prescrit et le réel. On retrouve d'anciennes formes de pathologies liées au taylorisme. La reconnaissance de tensions avec les collègues montre bien cette détérioration des rapports sociaux

Les salariés confrontés à des charges émotionnelles méritent une attention particulière. Dans la santé, l'éducation, les services à la personne, ils ont fait le choix de la relation à l'autre, du contact avec des publics en difficulté. Il serait dramatique que les organisations calquées sur des normes "industrielles", appliquées au service public, finissent par l'être aux humains.

... mais plus de coopération

Dans les épreuves, les salariés parviennent néanmoins à retrouver des réflexes de solidarité. La coopération et l'entraide ont progressé dans les collectifs de travail : 79 % des salariés (+ 5 %) disent pouvoir bénéficier du soutien de leurs collègues en cas de difficulté "dans un travail délicat". L'aide de la hiérarchie directe est également reconnue. Autre forme de collaboration, les arrangements entre collègues sont de plus en plus fréquents en cas d'imprévu dans la gestion des horaires. Enfin, les discussions collectives sur l'organisation du travail semblent se généraliser pour 78 % des salariés (+ 6 %). Mais il est impossible d'en évaluer la nature ou l'efficacité.

Le secteur public est aussi concerné
© N. M./FNMF© N. M./FNMF
Pascal Ughetto sociologue

Le sentiment d'intensification du travail ne traduit pas une difficulté transitoire des salariés à digérer les changements technologiques et organisationnels. Ils doivent assimiler ces changements dans un contexte de réduction constante des effectifs. Les entreprises ont élaboré des méthodes de management pour atteindre des performances fixées sous la pression des actionnaires et pensent que des dispositifs de gestion participative suffisent. Les salariés constatent que pour y faire face, ils doivent se démultiplier. Si les ouvriers peuvent y trouver des capacités d'autonomie supplémentaires, les pressions se sont accentuées sur les cadres et professions intermédiaires. Ce sont eux qui doivent faire respecter les objectifs assignés par le siège, tout en s'ajustant aux réalités du terrain.

Ce constat a gagné le secteur public. Pour rendre possible la réduction des dépenses, l'Etat est allé chercher des méthodes magiques. Lean management dématérialisation des actes administratifs sont supposés faire émerger de considérables gains de productivité, mais ils encombrent parfois plus les agents qu'ils ne les aident. Apparemment, ces contraintes recréent de la solidarité collective. Mais le fait de ne pas pouvoir discuter des conditions dans lesquelles on travaille reste source de tension. De ce point de vue, les espaces de dialogue et d'expression sur les méthodes et l'organisation du travail ne manquent pas d'intérêt.