Ces livreurs qui roulent collectif
Penser collectivement l’organisation du travail afin de la rendre plus protectrice malgré la pénibilité inhérente aux métiers de la livraison et de la logistique, c’est la philosophie de la Scop Cargonautes, à rebours des plateformes de coursiers à vélo. Reportage au cœur d’un entrepôt francilien où les deux roues sont les petites reines.
De l’extérieur, un banal hangar parmi tous ceux de la zone logistique Cap 18 d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), en bordure du périphérique parisien. A l’intérieur, les vélos cargo prennent autant de place que la marchandise. Surtout, une odeur de curry de légumes embaume l’entrepôt. Sepand Phan a été embauché chez Cargonautes comme coursier et passe à présent la majeure partie de son temps de travail à cuisiner pour les autres. Tous les repas du midi sont offerts aux 38 salariés de la Société coopérative et participative (Scop). « De la même façon qu’un camion de livraison ne peut pas rouler sans carburant, un livreur à vélo ne peut pas rouler sans être bien nourri », compare simplement le chef cuistot - livreur à vélo.
Autre avantage en nature pour les livreurs, une complémentaire santé prise en charge à 100% et des manteaux de pluie de compétition pour ces cyclistes qui réalisent autour de 100 kilomètres par jour à vélo électrique. Tous sont dotés d’une batterie, à présent, pour limiter l’usure physique à bicyclette mécanique : jusqu’en 2019, seule la moitié de la flotte était assistée. Des manchons ont également été ajoutés aux guidons pour protéger les mains du froid, en les laissant libres pour les vérifications de trajets sur le téléphone portable. En revanche, les écouteurs à conduction osseuse que la plupart gardent scotchés à l’oreille même pendant la pause déjeuner, eux, sont aux frais des livreurs.
« On manque de moyens. Mais je ne pourrais plus faire sans. Ça peut être long d’enchaîner les trajets sans musique et puis cela permet de recevoir des appels aussi, tout en entendant parfaitement le bruit de la circulation », justifie Niels Leuret, tout en bricolant une bécane. Il y a cinq ans, il a été embauché comme coursier et est devenu depuis chef d’atelier. Un peu plus de la moitié des salariés sont aussi sociétaires de la Scop, ce qui les rend co-responsables de la santé financière de Cargonautes. Alors ils assument les choix budgétaires : ce qui est redistribué aux associés et ce qu’il est estimé plus prudent de thésauriser.
« J’aime cogiter, mais aussi utiliser mes mains, souffle Niels Leuret, diplômé d’une licence 3 d’Anglais. La Scop m’a offert un espace pour construire un atelier de mécanique en valorisant mes connaissances acquises sur le terrain. C’est une sacrée liberté. » La promotion se fait en interne à 95%, ce qui offre des perspectives aux passionnés de la petite reine qui souhaitent ralentir un peu la cadence sur les routes et mettre à profit d’autres compétences. Il continue d’enfourcher un vélo cargo toutes les semaines, ne serait-ce que pour comprendre pourquoi ces engins cassent et se retrouvent entre ses mains. C’est l’intérêt de rester confronté aux réalités du terrain.
Se remettre en question
D’ailleurs, tout le monde, sans exception, assure des courses à vélo : même Paul Roudaut, 28 ans, le gérant et co-fondateur de la Scop. La structure a été créée en 2019 pour offrir la possibilité aux salariés de détenir l’entreprise et se prémunir des dérives d’exploitation des plateformes à la Deliveroo ou Uber eats. « Cela reste un métier ouvrier. La logistique, c’est le monde ouvrier du XXIème siècle, c’est très fatigant. La majorité des coursiers de Deliveroo le sont pour survivre. Ici, nous sommes tous fans de vélo. C’est le socle passionnel qui nous unit, ainsi que des valeurs écologiques », souligne Paul Roudaut.
Conscient des difficultés du métier, il a volontiers accepté que les sociologues de l’Institut de psychodynamique du travail, Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy se penchent sur la pénibilité au sein de la Scop et publient un rapport soutenu par la direction de l'Animation de la recherche, des Études et des Statistiques, « Les effets subjectifs des « nouvelles » organisations du travail », en juin 2022. Côté physique, déjà avant leur visite, l’équipe de Cargonautes avait choisi de limiter le poids chargé sur les vélos : 80 kilogrammes maximum avec un panier à l’avant et 130 kilogrammes maximum avec le cargo, quand la cargaison pouvait parfois atteindre 250, voire 300 kilogrammes en 2016. Le pire à livrer ? Des matelas de 38 kilogrammes enroulés dans un carton.
Pas de quoi rebuter Anne Monmarché, qui fait partie des 21% de femmes dans l’équipe, une singularité dans le milieu. Cette ancienne ingénieure en informatique industrielle de 37 ans a toujours travaillé dans des environnements masculins. Le rapport des chercheurs a souligné une certaine « masculinité toxique » dans les rangs de Cargonautes : en le lisant, les coursiers se sont remis en question, ont beaucoup discuté des moyens d’être plus inclusifs. Résultat : d’une femme il y a trois ans, ils sont passés à huit.
Tendinites et maux de dos
« Finalement, les accidents de la circulation sont rares. Cela demande une hypervigilance usante de rouler dans les rues de Paris. Ce qui génère le plus de pénibilité physique, c’est la manutention : les caisses à remplir, à décharger, avec des mouvements qui peuvent être sources de troubles musculo-squelettiques », note Paul Roudaut. « Il n’y a pas de marquage au sol partout ni de sens de la circulation et le rangement est parfois artisanal », reconnaît Antoine Greneche, 35 ans, responsable de l’entrepôt. Cargonautes a demandé une visite de la médecine du travail qui a suggéré l’acquisition de chariots à hauteur réglable, mais cela semble hors budget. Ceux à deux étages feront l’affaire. En revanche, la Scop envisage l’achat d’un chariot élévateur électrique. Trop de tendinites et de maux de dos recensés ces derniers temps. Pas de chiffres, pas le temps de les récolter, mais un ressenti collectif.
La polyactivité avec des postes tournants entend limiter la sollicitation des mêmes muscles et la lassitude. Elle fait de chaque salarié un « cyclologisticien », plus qu’un livreur à vélo. Renaud Sherpa, 43 ans, est peut-être celui qui porte le plus de casquettes dans l’entreprise : la gapette de coursier, bien sûr, mais aussi celle de responsable des ressources humaines, -il gère les arrêts de travail et la formation-, et celle de dispatcheur. Contrairement aux plateformes, ce n’est pas l’algorithme qui dicte le programme des livreurs mais un humain, un vrai, aidé d’un logiciel développé sur-mesure pour l’activité. « L’algorithme peut organiser les trajets de façon incohérente, c’est démotivant. Ici, le planning est fixe pour la plupart, envoyé le jeudi pour la semaine suivante, cela limite l’incertitude », décrit Renaud Sherpa.
Culture de l’auto-sacrifice
Le rapport des sociologues a aussi pointé une culture de l’auto-sacrifice. Martin Malzieu, ancien co-gérant, en a fait les frais. Il a lâché son poste en avril mais est toujours sociétaire et continue de travailler pour Cargonautes en tant qu’auto-entrepreneur. « La co-gérance m’a usée, le travail de cadre ne me manque pas. Il y a plein de beaux discours sur l’économie sociale et solidaire mais la précarité financière rend tout compliqué. J’avais un rôle de DRH, j’étais le point de convergence de tout le monde, ça a été un trop plein », lâche-t-il. Depuis, des leçons ont été tirées : des postes de responsables intermédiaires, notamment de l’entrepôt et du dispatch, en doublon, ont été créés pour que la charge mentale ne repose pas sur une seule personne.
Martin Malzieu est resté raccord avec le projet et la façon de travailler. Il a passé sa matinée à préparer les commandes à l’entrepôt, une activité qu’il préfère finalement à celle de coursier : moins solitaire, avec moins d’aléas climatiques, moins de bruit, malgré celui, sourd, des chambres froides.
« Tout le monde souffre au travail, mais, ici, les salariés ont la possibilité de s’exprimer et nous décidons ensemble des solutions envisageables, comme les aménagements d’emploi du temps », souligne Paul Roudaut. Cargonautes a mis en place une réunion d’équipe mensuelle et une autre plénière trimestrielle, davantage stratégique, durant laquelle les enjeux financiers sont abordés. Une autre est en projet pour fluidifier les emplois du temps en réalisant des remontées aux dispatcheurs, mais elle se ferait en demi-groupe : les contraintes de l’activité rendent difficiles les rassemblements réguliers de tout l’effectif sans perturber les livraisons du matin et celles de l’après-midi. Dans le dialogue, les conditions de travail, toujours imparfaites, s’améliorent, même vent de face.
- "Les effets subjectifs des « nouvelles » organisations du travail. Souffrance et plaisir au travail dans une plateforme numérique, une SCOP et une entreprise libérée", Rapport final Stéphane Le Lay, sociologue (Institut de psychodynamique du travail) Fabien Lemozy, sociologue (Institut de psychodynamique du travail), avec la contribution d’Isabelle Gernet, psychologue (Université de Paris) .
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