L’Ordre règne sur la médecine du travail ?

par Eric Berger / 30 octobre 2017

Pour avoir attesté du lien entre l’état de santé de salariés et leur travail, de plus en plus de médecins sont poursuivis devant le conseil de l’ordre par des employeurs. Avec des premières sanctions à la clef. Certains dénoncent une forme de censure.

La sentence est tombée le 18 janvier dernier. Pour avoir établi un certificat médical attestant un lien entre l’état de santé psychique d’un salarié et son travail, le conseil de l’ordre des médecins de la région Centre a estimé que le Dr Dominique Huez aurait « manqué à ses obligations déontologiques ». Traduit devant la chambre disciplinaire, cet ex-médecin du travail de la centrale nucléaire de Chinon1 a été condamné à un avertissement et à payer la somme de 35 euros à Orys, société sous-traitante d’EDF qui avait porté plainte contre le certificat. Le conseil régional de l’ordre a balayé d’un revers de la main l’argument de la défense sur l’irrecevabilité de la plainte d’un employeur. Le conseil de l’ordre estime, au contraire, que « les dispositions [du Code de la santé publique] ne fixent pas de façon limitative la liste des personnes ou autorités susceptibles de former une plainte » et entérine l’accusation d’Orys. « Ce conseil de l’ordre comme d’autres se transforme en bras armé des employeurs qui cherchent à mettre au pas des médecins du travail », dénonce Dominique Huez.

Multiplication des plaintes

De plus en plus de médecins du travail font l’objet d’accusations de ce type, portées par des directions d’entreprise. Les employeurs n’hésitent plus à saisir les conseils de l’ordre pour remettre en cause des certificats ou d’autres écrits de ces professionnels, voire tout simplement leur pratique médicale. Ainsi, Nathalie Pennequin, médecin du travail à la RATP, a été convoquée à une réunion de conciliation par le conseil départemental de l’ordre de Paris, à la demande du directeur d’une ligne de métro. Que lui reproche-t-on ? Rien directement. La direction de la RATP dit agir au nom de quatre agents qui, eux-mêmes, n’ont engagé aucune procédure ni devant le conseil de l’ordre, ni devant l’Inspection du travail... Les motifs de cette plainte restent obscurs. Selon nos informations, le Dr Pennequin, actuellement en arrêt maladie, considère qu’elle n’a pas à se justifier devant la RATP, qui est aussi en l’occurrence son employeur, alors que les patients directement concernés ne seront pas présents à cette audience. D’autre part, elle estime ne pas pouvoir se défendre sans violer le secret médical les concernant.

Les médecins du travail ne sont pas les seules cibles de ces plaintes. Dans la région d’Avignon, le Dr Jean Rodriguez, psychiatre hospitalier, est convoqué devant la chambre disciplinaire du conseil de l’ordre à Marseille, le 14 février prochain, sur une décision du conseil départemental de l’ordre du Vaucluse. Ce médecin est poursuivi suite à une plainte de l’enseigne de décoration Zôdio. Cette entreprise, qui appartient au groupe Mulliez, reproche au psychiatre d’avoir rédigé un certificat médical pour une salariée, où il établit un lien entre sa pathologie et ses conditions de travail. « Cette pièce a été produite dans le cadre du licenciement de cette salariée, qui a saisi les prud’hommes pour faire reconnaître un harcèlement et obtenir une indemnisation, explique Jean Rodriguez. L’employeur a eu accès à cette pièce qu’il a transmise au conseil de l’ordre. » Le succès de la consultation sur la souffrance psychique au travail ouverte par ce médecin à l’hôpital de Montfavet, en 2009, n’est sans doute pas étranger non plus à cette affaire. « Je reçois de nombreux employés d’Auchan et d’Alinéa qui appartiennent aussi au groupe Mulliez », explique le psychiatre.

Certificat de complaisance ?

Ces accusations portées contre des médecins ne concernent pas que leur action sur la souffrance psychique des salariés. Comme en témoigne la plainte déposée contre le Pr Dominique Choudat. Celui-ci dirige le service de pathologies professionnelles de l’hôpital Cochin, à Paris. En janvier 2013, il examine un patient chez qui il constate un cancer bronchique. Après avoir retracé sa carrière, il rédige un certificat en vue d’une déclaration de maladie professionnelle au titre du tableau amiante et d’une prise en charge par le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante. « Ce certificat était strictement factuel et ne contenait que des informations médicales », précise le Pr Choudat, qui n’avait jamais imaginé pouvoir être mis en cause par une entreprise. L’employeur concerné estime qu’il s’agit d’un certificat de complaisance et saisit le conseil de l’ordre des médecins. Mais, coup de théâtre, lors de la réunion de conciliation, la directrice des affaires juridiques et les représentants de la DRH de cette grande l’entreprise font volte-face. « Ces personnes ont décidé de retirer leur plainte », se félicite Dominique Choudat, qui a reçu ensuite un courrier d’excuse du directeur général de cette société.

Comment expliquer ce retournement ? Pour Alain Carré, du syndicat CGT des médecins du travail des industries électriques et gazières, cette plainte est probablement une initiative hâtive. « Plus personne ne conteste aujourd’hui le lien entre une exposition à l’amiante et un cancer », précise-t-il. Une « boulette » en somme, qui a néanmoins été perçue comme une plainte recevable par le conseil de l’ordre. Ce qui inquiète Alain Carré : « Cette procédure de saisine des juridictions de l’ordre des médecins par des employeurs, que nous estimons particulièrement délétère pour l’exercice de la médecine du travail, déjà difficile, devrait être réformée par la puissance publique. » Ce dernier s’attend d’ailleurs à voir émerger d’autres cas : « La multiplication des plaintes et la similitude de certaines affaires ne doivent rien au hasard. Il y a une volonté des employeurs d’empêcher toute attestation du lien entre l’organisation du travail et la santé psychique. »

De son côté, la mobilisation syndicale autour de ces affaires prend de l’ampleur. La pétition de soutien aux médecins poursuivis a recueilli plus de 10 000 signatures. La CGT a alerté les ministres du Travail et de la Santé, Michel Sapin et Marisol Touraine. « C’est une situation inacceptable qui va aujourd’hui au-delà de la médecine du travail », observe Alain Alphon-Layre, responsable santé et travail de la centrale de Montreuil. Quant au Dr Huez, il a décidé de faire appel de sa condamnation devant le Conseil national de l’ordre des médecins. A l’instar d’Elisabeth Delpuech, médecin du travail dans l’Ain, également condamnée en première instance.

1. Dominique Huez est également membre du comité de rédaction de Santé & Travail.