© Christophe Boulze. Devant la statue "Le mutilé du travail", installée dans le square Montplaisir, à Amiens.
© Christophe Boulze. Devant la statue "Le mutilé du travail", installée dans le square Montplaisir, à Amiens.

L’ouvrier-écrivain, partisan du «travail libre»

par Eliane Patriarca / 25 juillet 2023

La mort d’un collègue cordiste, enseveli dans un silo de céréales, a bouleversé l’existence d’Eric Louis, homme aux mille métiers, rétif à la routine d’entreprise. Fondateur de l’association Cordistes en colère, il milite pour une meilleure prévention des accidents du travail. Et a troqué le filin pour la plume, afin de décrire le quotidien vertigineux de ces travailleurs suspendus.

21 juin 2017. Dans la mémoire d’Eric Louis, la date reste marquée au fer rouge. « Ce jour-là, je perds un pote au travail, Quentin, un gamin de 21 ans, l’âge de mes enfants », dit-il, ses yeux bleu acier virant soudain à l’orage. Ce jour-là, pour la première fois en trente années de boulots multiples et variés, l’ouvrier intérimaire, qui est fier de l’être, se heurte à la réalité des accidents du travail. « Jusque-là, ce n’était pas un sujet. Même dans les métiers à risque, tant que ça ne nous est pas arrivé, à nous ou d’autres collègues, ça n’existe pas. »
En juin 2017, Eric Louis travaillait comme cordiste intérimaire sur le site industriel de Cristanol à Bazancourt (Marne). Il est midi, il fume une clope dehors, avec des collègues, en attendant de prendre la relève de l’équipe du matin, dont fait partie Quentin. « Il fait 35° C sous un soleil de plomb, on n’est pas pressé d’aller s’enfermer dans le silo obscur et brûlant, remplis de résidus de céréales… Pendant ce temps, Quentin meurt, enseveli sous des tonnes de granulés que l’ouverture intempestive d’une trappe a aspirés au fond. »
S’ouvre alors dans l’existence d’Eric Louis une plaie béante. Il est happé par le « combat pour la vérité sur la mort du gamin » et des autres victimes, car des accidents mortels similaires se sont déjà produits sur le même site, en 2012. Avec les proches de Quentin, avec son collègue cordiste Grégory Molina, ils créent l’association Cordistes en colère, pour soutenir les accidentés du travail et leur famille, les assister devant les tribunaux, améliorer la sécurité des opérateurs sur corde. Dans ce secteur d’activité en pleine expansion, il n’existe alors qu’un seul syndicat, une structure patronale qui fédère les entreprises de travaux sur corde. La voix des ouvriers, elle, reste inaudible.

Courir d’un job à l’autre, un choix assumé

Jusqu’alors, et depuis l’âge de 21 ans, Eric Louis, fils et petit-fils d’ouvriers, originaire de la côte picarde, n’avait qu’une ligne de vie, « galvanisante et joyeuse », selon ses mots : enchaîner les jobs, manuels autant que possible, en plein air de préférence ; ne jamais s’encroûter dans une entreprise, ne jamais céder à l’illusion de l’emploi comme raison d’être. Enfant, il a grandi dans la région du Vimeu industriel, à l’ouest de la Somme. « Jusque dans les années 1970, on y a produit l’essentiel de la serrurerie et de la robinetterie françaises », rappelle-t-il. Son père, « un chantre du travail » qui bosse à l’usine, apprend très tôt à ses quatre garçons à tout faire de leurs mains : bricoler, terrasser, maçonner, réparer…
A 16 ans, son BEP d’électrotechnicien en poche, l’ado qui aime rejoindre le littoral à vélo, rechigne à s’enfermer immédiatement à l’usine, un univers qu’il connait bien pour y avoir travaillé durant l’été. Il bataille pour intégrer le lycée technique à Abbeville, enchaîne avec un BTS technico-commercial à Amiens. Et débute comme agent commercial dans une entreprise de décolletage. Mais il se lasse au bout d’un an. « J’embraye sur des boulots en intérim, je prends le tout-venant. Le principal, c’est la paie à la fin du mois. » Allergique à la routine, « qui casse d’autant plus dans des emplois peu qualifiés aux tâches répétitives », étranger aux plans de carrière, Eric Louis se vit comme un adepte du travail, mais du « travail libre », à l’opposé de « l’emploi salarié qui n’a aucune valeur sociale ».

© Christophe Boulze


D’un atelier de fabrication de lessive à une fonderie, d’un fabricant de peintures à un sous-traitant de Dassault, d’un poste de chauffeur à un emploi de jardinier, il n’a jamais eu peur de la précarité. Et n’a accepté de CDI – six en trente ans – que par nécessité personnelle ou familiale, par exemple lorsqu’il a eu besoin d’un prêt bancaire pour « acheter une vieille ruine à retaper ». « Je suis entré chez Leclerc comme d’autres saisonniers, et j’ai été un ouvrier exemplaire, ponctuel, sérieux, impliqué. J’avais des horaires fractionnés, j’étais payé au Smic et j’ai accepté d’être traité comme un clébard par les petits chefs. Mais dès que j’ai obtenu mon prêt, j’ai commencé à l’ouvrir. Et j’ai démissionné. »
Il quitte ses emplois sans états d’âme, pour ne pas s’étioler, et vit ses mois de chômage comme des périodes fastes, qui lui permettent de s’adonner « au vrai travail » : construire sa maison, élever ses deux fils avec sa femme ou, désormais, à 53 ans, « œuvrer pour le bien commun » en cultivant des légumes bio dans des jardins partagés ou en plantant des arbres à Rogy, la commune de la Somme où il est conseiller municipal.

« Un boulot de Sysiphe »

Libertaire, férocement attaché à son indépendance, Eric Louis aurait préféré doucement tourner le dos au chapitre de sa vie de cordiste. Mais la mort de Quentin l’a ancré dans la lutte militante. Avec Cordistes en colère, il dénonce le travail qui tue et contribue à structurer l’organisation d’un métier qui n’est plus le sien depuis 2017 et qu’il a exercé seulement pendant deux ans et demi. Sa plongée dans cet univers méconnu marque aussi son entrée en écriture. Lui qui a toujours beaucoup lu et n’envisage pas de partir sans une pile de bouquins dans son camion aménagé, a ressenti la nécessité de témoigner, de décrire de ce qu’aucun journaliste ne verra jamais : le travail des « ouvriers acrobates » qui cassent des tonnes de sucre à la pioche ou au marteau piqueur dans des silos de 54 mètres de hauteur. Un univers « surréaliste » noyé de poussière, dit-il, un « boulot de Sisyphe », une machine à broyer. Son premier texte est publié par le journal alternatif lillois La Brique puis sous la forme d’un petit ouvrage Casser du sucre à la pioche, paru en 2016. Il enchaîne avec des chroniques régulières de sa vie de chantier. Lorsque Quentin meurt, il livre à La Brique un témoignage à chaud, « pour qu’il y ait une trace », et sortir les accidents du travail du tabou, de l’invisibilisation.
Sa plume fait mouche, son écriture sèche est aussi directe qu’un coup de poing, affûtée comme un scalpel. Après Chroniques sur cordes en 2019, il publie Mes trente (peu) glorieuses, qui dépeint l’ordinaire morcelé d’un ouvrier du début du XXIe siècle, dans un monde du travail toujours plus pressé et déshumanisé. Et n’oublie pas d’évoquer ce qui permet de le supporter : l’humour potache, l’amitié… Eric Louis ne nie pas son affinité avec l’écriture, ni le plaisir de déjouer de sa plume les clichés sur les prolos, comme il continue à le faire avec des chroniques pour différents journaux et un prochain livre. Mais il affirme ne pas se projeter dans autre chose que « retourner bosser le temps d’un contrat d’intérim ». En marge, toujours, et seul maître de son travail.

A LIRE
  • On a perdu Quentin, suivi de Casser du sucre à la pioche, Editions du commun, 2018.
    Chroniques sur Cordes, Editions Le cordiste en colère, 2019.
    Mes trente (peu) glorieuses, Editions Les imposteurs, 2021.