Maintien dans l'emploi: travailler malgré le cancer, un privilège ?

par Anne-Marie Waser enseignante-chercheuse en sociologie au Centre d'études de l'emploi. / avril 2009

Reprendre une activité après l'épreuve du cancer, c'est reprendre le cours de sa vie, autrement. Un privilège réservé, comme le montre une récente étude, aux personnes bénéficiant de conditions favorables pour faire évoluer leur rapport au travail.

Le cancer touche en France de plus en plus de personnes. En 2005, pas moins de 320 000 nouveaux cas, tous âges confondus, auraient été diagnostiqués, traduisant une augmentation de près de 90 % depuis 19801 . Une telle explosion de l'incidence tient pour l'essentiel à la croissance et au vieillissement de la population ainsi qu'au dépistage. Une part non négligeable des personnes atteintes est en âge de travailler : on estime qu'en 2002, celles-ci étaient 356 300, soit 1,33 % de la population active2 . Compte tenu de l'amélioration de la survie, certaines d'entre elles sont amenées à reprendre leur activité à l'issue du traitement, parfois alors même qu'il se poursuit. Comment s'effectue ce retour à l'emploi ? La nécessité de préserver sa santé n'impose-t-elle pas de réviser le rapport au travail ? Réalisée en 2004-2005 et publiée sous le titre La vie deux ans après le diagnostic de cancer, une enquête de la direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques (Drees) dresse un bilan chiffré de la reprise du travail. Pour sa part, une récente étude du Centre d'études de l'emploi (CEE), intitulée "Travailler avec un cancer", apporte un éclairage qualitatif sur la question (voir "Repère" page suivante).

 

repère

L'étude "Travailler avec un cancer" a été réalisée par le Centre d'études de l'emploi et cofinancée par l'Institut national du cancer (Inca) et l'Association pour la recherche sur le cancer (ARC). Le volet qualitatif de cette étude achevée en janvier 2009 s'appuie sur les récits biographiques, centrés sur la reprise ou la poursuite d'activité, de 29 personnes atteintes d'un cancer. La pénibilité physique est évoquée par 7 d'entre elles. Quelques mois après leur retour, 3 changent d'activité car elles ne parviennent pas à tenir l'effort, 2 souhaitent changer de métier (aucun autre poste n'est possible), 2 seulement parviennent à tenir le coup.

Parmi les personnes dont le traitement, très lourd, donne lieu à de longs arrêts de travail, nombreuses sont celles qui ne peuvent plus reprendre leur activité. Comme l'établit l'étude de la Drees, 67 % des personnes interrogées3 qui étaient en emploi au moment du diagnostic le sont encore deux ans après. Cependant, les taux de retour à l'emploi montrent des écarts importants selon la catégorie socioprofessionnelle et aussi selon le type de cancer (voir tableau page 44). Contrairement à une idée reçue, tous les salariés ne bénéficient pas des mêmes dispositifs d'aide ou d'indemnisation. Les plus précaires (CDD, contractuels de la fonction publique, vacataires, intérimaires, contrats aidés) sont les moins soutenus et indemnisés, qu'il s'agisse des revenus ou du remboursement des soins. A leur charge, ils peuvent, comme le font les travailleurs indépendants, contracter des assurances "maintien de salaire", prendre une mutuelle. Les plus précaires sont aussi davantage exposés à perdre leur travail après un cancer : détenir un CDD ou un emploi aidé augmente de 20 % la probabilité de sortie de l'emploi chez les femmes, mais pas pour les hommes. Etre fonctionnaire ou avoir un CDI réduit cette même probabilité de 18 % chez les hommes et de 7 % chez les femmes.

 

 

Limiter les absences

Aujourd'hui mieux ciblées et moins nocives, les thérapies permettent à certains malades atteints d'un cancer d'alterner soins et travail. Certaines personnes parviennent à limiter le temps de leur absence, voire n'arrêtent pas ou très peu leur activité en prenant leurs jours de congés pour les soins. S'ils sont en arrêt maladie, certains réalisent une partie de leur charge de travail à domicile et s'en satisfont, car ainsi ils "avancent" dans les objectifs assignés, limitent le retard du travail collectif, préservent de bonnes relations au sein de l'entreprise et maintiennent leurs savoir-faire et culture professionnels.

Cette tendance à limiter les durées d'absence du travail pointe, d'une part, le fait que les travailleurs craignent leurs conséquences : perdre la confiance de leurs collègues et de la hiérarchie, à court terme leur poste, à plus long terme leur emploi. D'autre part, elle dénote le fait que les entreprises comme les administrations n'intègrent pas les absences dans leur gestion prévisionnelle des effectifs et de la production. Travailler apparaît donc comme un privilège et tomber malade expose à une relégation. Or, comme le montre l'étude "Travailler avec un cancer", exercer une activité professionnelle dans de bonnes conditions est bénéfique pour la santé.

Les hommes reprennent beaucoup plus rapidement leur activité que les femmes : les contraintes sociales - le revenu notamment - pèseraient davantage pour eux, selon les résultats de la Drees. La tendance à restreindre l'absence s'observe presque systématiquement chez les salariés précaires et les indépendants, mais elle touche aussi les salariés en CDI ou les fonctionnaires. La tension sur les effectifs, la gestion par objectifs et l'individualisation de l'évaluation du travail, qui tend à rendre chaque travailleur responsable de sa productivité, concernent toutes les catégories socioprofessionnelles. Les plus exposés sont ceux qui ont le moins de droits, les "précaires". Mais - et le phénomène peut surprendre - ceux qui pourraient obtenir un congé de longue durée, un mi-temps thérapeutique sans perte de salaire ou des aménagements horaires ou de poste hésitent à le demander. Présentés dans l'étude du CEE, les deux cas ci-après ont été choisis parce qu'ils bénéficient des conditions les plus favorables (CDI, convention collective garantissant le maintien du salaire, médecin du travail sur place) et sont reconnus ou appréciés par leur hiérarchie. Ils donnent à voir autant les enjeux de l'absence ou du temps partiel que l'impact d'un travail trop lourd ou mal adapté sur la santé.

 

Absence d'un mois

Hélène se voit diagnostiquer un cancer du sein à l'âge de 31 ans. Employée de banque, elle revient à mi-temps thérapeutique après un arrêt de neuf mois nécessité par un traitement lourd. Son supérieur refuse de lui confier des tâches, car il estime qu'elle ne peut en assurer le suivi. Elle s'oppose au renouvellement de son mi-temps thérapeutique, pourtant conseillé par son oncologue, afin de retrouver son poste et ses tâches. A plein-temps, mais parfois absente pour des soins, elle constate que les relations ne s'améliorent pas. Elle ne voit de solution qu'en s'investissant pour trouver un CDI dans une autre banque en cachant son cancer.

Claire, ingénieure, est elle aussi atteinte d'un cancer du sein, diagnostiqué à 46 ans. Pour ne pas perdre la confiance de ses collègues et de sa chef, alors que son poste n'est pas menacé par le plan social en cours et que sa compétence est recherchée, elle annonce une absence d'un mois. Après l'opération - on découvre un deuxième cancer donnant un pronostic défavorable - et les séances de chimiothérapie, elle revient à plein-temps au bout d'un mois. Elle démarre alors 25 séances de radiothérapie, cinq jours sur sept, qu'elle demande à faire le soir. Au bout de quelques jours, elle s'écroule, KO. Son médecin l'arrête et lui impose un mi-temps thérapeutique. A son retour, elle a pris conscience de sa santé et négocie avec sa hiérarchie une tâche plus en phase avec ses capacités du moment.

 

Créer des marges de manoeuvre

Le temps de la reprise du travail se présente souvent comme un temps de toutes les attentions de la part des collègues et de la hiérarchie, mais il ne dure pas. Comme le note la Drees, 83 % des personnes indiquent spontanément leur cancer sur leur lieu de travail. Se maintenir dans l'activité tout en préservant sa santé est lié à tout un ensemble de conditions externes (un marché favorable, une bonne "santé" de l'entreprise, un supérieur hiérarchique lui-même touché par le cancer...), mais aussi et surtout à la capacité des travailleurs à trouver, créer ou négocier des marges de manoeuvre de sorte qu'ils soient en mesure de choisir les tâches selon un ordre de priorité. Ainsi, ils parviennent à libérer un laps de temps pour souffler, prendre du recul, améliorer l'efficience de leurs actions.

Les salariés malades peuvent ne plus parvenir à réaliser les tâches dans les temps, surtout si les marges de manoeuvre sont faibles. Le sentiment d'injustice ressenti les pousse à mettre en avant les séquelles invalidantes de leur cancer, responsables, selon eux, d'une productivité moindre par rapport aux valides. Or faire valoir le cancer au bon moment, à la bonne personne, pour obtenir un aménagement des tâches ou une révision des objectifs suppose une analyse de la situation, une évaluation de ses propres potentialités et une capacité de conviction lors de la négociation. Quand un médecin du travail est sur le site, il est rarement au centre de celle-ci. On observe le plus souvent des salariés seuls, à bout de forces, négociant sur le mode de la faveur des aménagements horaires ou de poste qui, de plus, ne s'avèrent pas toujours favorables à leur santé.

Tel est le cas de Laure, touchée par un cancer du sein à 35 ans. Archiviste manutentionnaire dans une banque, elle recherche des dossiers dans des bacs entreposés dans des armoires, les classe, les range. L'implantation d'un nouveau logiciel désorganise le travail. Les clients mécontents font monter une tension déjà rendue insoutenable par les indicateurs de performance mis en place par la direction. Laure, exté­nuée, demande un poste assis dans le service d'affiliation à l'issue de son mi-temps thérapeutique. A l'effort d'apprendre un nouveau métier s'ajoutent la pression temporelle et les objectifs de qualité. Elle ne tient que trois mois et demande à retourner aux archives : "Je préfère encore la fatigue physique avec des marges de manoeuvre que la pression continue."

 

Ne pas oublier

Reprendre une activité professionnelle après un cancer est une façon de reprendre le cours de sa vie, autrement. Tous ont vécu leur cancer comme une épreuve : un moment dur, fait d'incertitudes et qui reste gravé. Vouloir l'oublier n'apparaît pas comme quelque chose de favorable. Au contraire. Les traces laissées sur le corps, les séquelles, les troubles plus ou moins invalidants, les angoisses de récidive sont autant de signes qui rappellent cette épreuve et qui posent en clair la question de la préservation de la santé à des âges où elle ne se pose habituellement pas. Pour tenir ensemble santé et travail, la plupart tentent de faire évoluer leur rapport au travail. Certains parviennent à modifier leurs priorités, parce que le temps ne se présente plus comme infiniment ouvert devant eux mais comme le temps qui reste à vivre. Désormais, le travail ne leur apparaît plus comme un privilège, mais comme un moyen de vivre leur vie. L'histoire de Malek en témoigne.

 

"Crédit-temps santé"

Interrogé lorsqu'il a 46 ans, Malek revient sur la "valeur travail" que sa mère lui a inculquée. Chauffeur-livreur dans une PME à 19 ans, il travaille et gagne deux fois plus que ses collègues. Il entre à 22 ans dans un grand groupe d'informatique comme magasinier et gravit tous les échelons. Agent d'ordonnancement, il "travaille comme un malade". Le cancer l'arrête : "Mon travail me rongeait." Il a 30 ans. Huit mois après le diagnostic de la maladie de Hodgkin, il reprend son poste à plein-temps, avec un objectif clair : quitter son travail à 16 heures. Mais il ne parvient pas à atteindre ses objectifs, somatise, fait une colistite. Opéré à temps, il s'en tire. A 40 ans, il réussit les épreuves d'une école supérieure de commerce et passe cadre. Mais pour préserver sa santé, il se porte volontaire pour partir quand un plan social est annoncé. Il réussit alors le concours du Capet. Enseignant de technologie en collège, Malek concentre son activité sur des horaires qui lui laissent des moments à partager avec son entourage. Son temps de travail est divisé par 2, son salaire par 2,5 et il juge inestimable le bonheur de sa nouvelle vie en famille.

L'étude "Travailler avec un cancer" montre que les quelques rares personnes, indépendantes ou salariées, confiantes dans leur avenir professionnel, bénéficiant de bonnes conditions pour réaliser leurs tâches et d'un climat relationnel sain sont aussi celles qui parviennent à dégager du temps une fois chez elles pour se soigner, avoir une vie sociale et se reposer. Elles s'en tirent bien mieux que les autres : elles ont des projets d'avenir, le sentiment que leur santé s'améliore, voire qu'elles sont guéries, et se disent heureuses de vivre et de travailler. Mais la plupart des autres sont confrontées à des difficultés dans leur travail. Sous pression, ayant à gérer les troubles liés aux séquelles, elles ne parviennent pas à tenir le coup dans la durée. Leurs relations au travail se dégradent. Si les aides ou les ressources tardent ou ne peuvent être mobilisées sur une durée nécessaire à la convalescence, certaines personnes sont conduites à démissionner, d'autres fuient en acceptant le premier poste venu. Fatiguées, à fleur de peau, déstabilisées, elles perdent confiance dans leurs savoirs professionnels et deviennent ainsi très fragiles.

Ce paysage très contrasté de la réalité du retour au travail après un cancer révèle les enjeux des aménagements sur l'organisation du travail et sur la santé des travailleurs. Rarement la mise en oeuvre de ces aménagements tient compte des tâches et de l'évolution de la santé des salariés. Alors, pourquoi ne pas créer un "crédit-temps santé" que ces derniers pourraient utiliser selon leurs besoins ? Ce temps serait à disposition pour se reposer, travailler dans des conditions acceptables, prendre du recul, se projeter et décider par choix, et non par défaut, de continuer ou de changer de chemin...

  • 1

    "Incidence et mortalité des cancers en France durant la période 1980-2005", par A. Belot et al., Revue d'épidémiologie et de santé publique n° 56, 2008.

  • 2

    "Cancer Prevalence in France : Time Trend, Situation in 2002 and Extrapolation to 2012", par M. Colonna et al., European Journal of Cancer n° 44, 2008.

  • 3

    Seules les personnes qui ont survécu à leur cancer ont répondu à l'enquête : ce taux est donc élevé.

En savoir plus

à lire

  • La vie deux ans après le diagnostic de cancer, par Anne-Gaëlle Le Corroller-Soriano, Laëtitia Malavolti et Catherine Mermilliod, Drees-Inserm, coll. Etudes et statistiques, La Documentation française, 2008. Téléchargeable sur www.sante.gouv.fr/drees/

  • Travailler avec un cancer. Regards croisés sur les dispositifs d'aménagement des conditions de travail et sur les ressources mobilisées pour tenir ensemble travail et santé, par Karine Chassaing, Christine Le Clainche, Noëlle Lasne et Anne-Marie Waser, rapport de recherche du Centre d'études de l'emploi remis à l'ARC et l'Inca en 2009. Diffusion restreinte.