Mal-être au travail : une enquête incontestable

par Nathalie Quéruel / janvier 2009

Ne pas voir ses efforts récompensés est une source importante de mal-être. C'est l'un des enseignements de l'enquête Samotrace sur la santé mentale au travail, qui démontre de manière indiscutable la nocivité de certaines contraintes professionnelles.

Le doute n'est plus permis. Les tout premiers résultats de l'enquête épidémiologique Samotrace sur la santé mentale au travail confirment le lien entre le mal-être et certains facteurs de risques professionnels. Et, pour la première fois, les données sont établies sur un très large ensemble de secteurs d'activité et de catégories professionnelles, ce qui devrait faire taire les critiques pointant les lacunes des études menées auparavant sur ce sujet. L'observatoire épidémiologique Samotrace a mobilisé 120 médecins du travail dans les régions Centre, Poitou-Charentes et Pays-de-la-Loire. Et ces derniers ont enquêté auprès de 6 000 salariés entre 2006 et 2008.

Au-delà de la variété des secteurs d'activité enquêtés, l'originalité du volet de veille épidémiologique de Samotrace repose sur la double investigation menée sur la santé mentale et sur les facteurs de risques professionnels, et ce auprès d'une même population.

D'une part, la détresse psychique ou le mal-être des salariés ont été mesurés avec un autoquestionnaire, validé scientifiquement : le GHQ-28 (General Health Questionnaire ou questionnaire de santé générale). Ce dernier identifie non seulement des symptômes dépressifs, mais aussi des troubles anxieux, des symptômes somatiques et des difficultés dans le comportement social. Ainsi, 37 % des femmes et 24 % des hommes interrogés dans l'enquête ont exprimé un "mal-être"

D'autre part, le ressenti des travailleurs sur leurs conditions de travail (travail répétitif sous contrainte de temps, rémunération au rendement, etc.) et leur exposition aux facteurs psychosociaux ont été explorés. A ce titre, les salariés de l'échantillon ont répondu au questionnaire de Karasek, qui permet de décrire le niveau de demande psychologique, de latitude de décision et de soutien social au travail, et à celui de Siegrist, qui évalue le déséquilibre entre efforts consentis et récompenses obtenues, ainsi que le surinvestissement dans le travail. De plus, des questions inédites, inspirées par la psychodynamique du travail, ont été posées : "Avez-vous été contraint de travailler d'une façon qui heurtait votre conscience professionnelle ?""Avez-vous été l'objet, quand vous étiez au travail, d'intimidations, menaces et humiliations ?" ou encore "Avez-vous été l'objet de violences physiques provenant de personnes appartenant à votre lieu de travail ?"

 

Déséquilibre

L'étude croisée des données recueillies sur la détresse psychique et sur les expositions professionnelles a apporté des éléments nouveaux et fondamentaux. Ainsi - et c'est un des points les plus forts de l'étude -, les femmes exposées à un déséquilibre entre efforts et récompenses déclarent trois fois plus souvent un mal-être que celles qui n'y sont pas confrontées. Pour les hommes, c'est 2,3 fois plus... Outre les effets délétères du déséquilibre entre efforts et récompenses, le surinvestissement dans le travail joue aussi un rôle : les salariés qui y sont exposés sont deux fois plus en mal-être que les autres. Pour Dominique Huez, médecin du travail et coresponsable de l'enquête, ces résultats constituent "un fait scientifique", prouvant que "l'anxio-dépression qui pèse sur le corps et sur les rapports sociaux a un vrai lien avec des déterminants essentiels de l'organisation du travail et est une des conséquences du management"

Ainsi, les salariés soumis à une forte demande psychologique sont une fois et demie plus souvent en état de mal-être que les autres. Il en est de même avec le faible soutien social : ce facteur, pris isolément, est significativement associé au mal-être. "Cette défection du soutien de la communauté d'appartenance nourrit de véritables psychopathologies de la solitude et de la désolation", signale Dominique Huez. En revanche, il n'apparaît pas de lien caractéristique entre le manque de latitude de décision dans le travail et la souffrance mentale.

 

Prendre en compte l'agencement des risques entre eux

Autre résultat intéressant, 13 % des salariés disent "travailler d'une façon qui heurte leur conscience professionnelle". Faire quelque chose que l'on réprouve est lié 1,5 fois plus fréquemment au risque de mal-être, notamment chez les hommes. Du côté des femmes, c'est l'association entre souffrance mentale et violences au travail qui ressort de manière plus spécifique. Dans l'échantillon Samotrace, 5 % des femmes affirment être exposées à des violences physiques et 16 % d'entre elles à des menaces ou humiliations. Or les femmes subissant de la violence au travail sont deux fois plus en mal-être que les autres. C'est le deuxième facteur de souffrance chez les femmes, après le déséquilibre entre efforts et récompenses. Pour Dominique Huez, ces liens statistiques livrent des informations essentielles : "Nous connaissons désormais le poids respectif de chaque facteur explicatif. Mais si l'épidémiologie apporte des preuves sur tel ou tel lien pris isolément, la prévention des risques psychosociaux impose de prendre en compte leur agencement entre eux. Pour les médecins du travail, c'est dans leur activité de clinique médicale qu'ils pourront explorer certaines pistes suggérées par ces résultats."

L'autre apport important de Samotrace réside dans l'analyse descriptive par secteurs d'activité. Le niveau de souffrance psychique présente en effet des différences selon les branches professionnelles. Chez les hommes, le mal-être est plus prononcé dans les secteurs des activités financières (28 %), de la production et distribution d'électricité, de gaz et d'eau (28 %), de l'administration publique (27 %), de la santé et de l'action sociale (26 %). Les femmes les plus concernées par le mal-être se retrouvent, elles, dans le secteur de la production et distribution d'électricité, de gaz et d'eau (45 %), de l'administration publique (43 %), des activités financières (42 %) et des services collectifs, sociaux et personnels (40 %). "Dans le champ de la souffrance mentale, on voit émerger des secteurs - services publics, banque-finance, énergie - que l'on évoquait traditionnellement peu en matière de santé au travail, souligne Christine Cohidon, épidémiologiste au département santé-travail de l'Institut de veille sanitaire (InVS) et coresponsable de l'enquête. On s'attachait davantage aux conditions de travail pénibles physiquement, comme dans certains secteurs industriels et la construction, qui se montrent moins touchés par le mal-être, même s'ils ne sont pas épargnés pour autant."

 

Des contraintes variables selon l'activité

De même, l'exposition aux contraintes psychosociales s'avère variable d'une branche à l'autre. Ce sont dans les services collectifs, sociaux et personnels ainsi que dans les transports et communications que les hommes sont les plus exposés au déséquilibre entre efforts et récompenses. Pour les femmes, cette exposition se rencontre davantage dans l'industrie manufacturière et dans la santé et l'action sociale. Selon les secteurs, les facteurs significativement associés au mal-être ne sont pas toujours les mêmes. L'analyse a pu être conduite dans certains secteurs pour les hommes. Ainsi, dans l'industrie manufacturière, les facteurs psychosociaux associés au mal-être relèvent du travail qui heurte la conscience et du surinvestissement. Dans la branche de l'énergie s'y ajoutent la demande psychologique forte, le contact difficile avec le public et une incompatibilité entre les horaires de travail et la vie sociale. En revanche, dans les transports, ce sont le surinvestissement au travail, le faible soutien social et la discrimination qui sont liés au mal-être.

De cette enquête épidémiologique, riche d'enseignements, peut-on d'ores et déjà tirer des conclusions en termes de prévention et de suivi médical des salariés ? Pour Bernard Arnaudo, médecin-inspecteur régional du travail dans le Centre et coordinateur logistique de Samotrace, ces nouvelles connaissances sont une "bonne base" pour engager des actions de prévention : "Au sein des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail [CHSCT] notamment, elles peuvent être utilisées comme référence ou dans un argumentaire pour favoriser la prise de conscience du rôle de l'organisation du travail dans la survenue de problèmes de santé mentale." Mais, selon lui, il faut se garder de deux écueils : "D'une part, ces données apportent une vision générale, affinée par secteurs, qui peut conduire certains chefs d'entreprise à se dire que, n'appartenant pas aux branches professionnelles les plus exposées, ils n'ont pas à se préoccuper de la question. D'autre part, aucun chiffre ne donne une connaissance fine des situations particulières sur le terrain, dans chaque entreprise. D'autant que les organisations du travail et les méthodes de management évoluent en permanence. Les résultats de Samotrace peuvent enrichir la réflexion des acteurs de la prévention, mais ces derniers doivent ne pas perdre le cap de la réalité."

Ces résultats donnent aussi des pistes du côté de la recherche en santé mentale au travail, en validant le caractère probant du modèle de Siegrist. Mais surtout, ils contribuent de façon décisive au débat public sur les risques psychosociaux. Il est même permis de se demander s'il est toujours opportun de construire "l'indicateur global tiré d'une enquête psychosociale auprès d'un échantillon représentatif de salariés et fonctionnaires français" préconisé en mars 2008 par le rapport Légeron-Nasse1 . Il n'est pas sûr qu'il puisse apporter davantage que ces premiers résultats de l'enquête Samotrace.

 

"Un sentiment de honte"
Nathalie Quéruel

Parce qu'on lui demande d'appliquer des méthodes qu'il réprouve, Dominique, jeune conseiller financier, sombre dans la dépression. Extraits d'un récit de souffrance recueilli par l'enquête Samotrace.

L'histoire de Dominique, jeune conseiller financier qui a sombré dans l'alcool en début de carrière pour juguler son mal-être, illustre bien certaines données de l'enquête Samotrace. Recruté par une compagnie d'assurances, le jeune homme découvre des pratiques commerciales auxquelles ne l'avait guère préparé son diplôme de conseiller en gestion de patrimoine. Pour se constituer son portefeuille, il lui faut "accrocher" le client, et les conseils que lui donne son chef, inspecteur des ventes, le déroutent. Ce dernier lui recommande par exemple de... mentir, de ne pas dire aux personnes sollicitées qu'on souhaite leur présenter des placements financiers, mais de leur proposer un rendez-vous pour un conseil fiscal. Dès cet instant, "il se sent profondément humilié d'avoir à utiliser des méthodes qu'il réprouve", note le médecin du travail qui a recueilli son récit.

Le changement de responsable hiérarchique n'apporte guère d'amélioration. La pression est forte. La rémunération des conseillers, une fois passée une période de garantie de salaire pour les débutants, se fait au pourcentage des produits financiers placés. La tentation est grande de faire le forcing sur les placements offrant la meilleure commission. C'est ce que préconise le nouveau chef de Dominique, qui l'accompagne chez les clients, quitte à donner des informations incomplètes, voire fausses sur les produits vendus. De ces rendez-vous, le jeune homme revient avec "un sentiment de honte". Cela ne correspond pas au travail de conseiller patrimonial tel qu'il aimerait le pratiquer, c'est-à-dire rechercher l'intérêt du client et non pas vendre à tout prix.

 

Profond malaise

Ce conflit éthique plonge Dominique dans un profond malaise. Il le confie à un nouvel embauché dans son équipe, Emmanuel, qui, à l'aise dans son métier de commercial, ne comprend pas que son collègue ne se sente pas à sa place. Lui, au contraire, apprécie la liberté dont ils bénéficient dans leur emploi du temps. "Progressivement, un glissement s'opère, relève le médecin du travail. Dominique se laisse entraîner par son collègue, qui l'invite de plus en plus souvent à finir la journée au bar." L'organisation de ses journées lui pèse, il supporte de plus en plus mal les techniques de contrôle du travail, notamment les réunions hebdomadaires sur la réalisation des objectifs. Ses revenus sont corrects, mais leur variation d'un mois à l'autre occasionne des difficultés dans la gestion de son budget.

Des cafés, il passe à la bière, et l'alcool devient une habitude. Il l'utilise comme anxiolytique afin d'avoir le courage de continuer à travailler. Pour concilier éthique et travail, il accepte qu'un de ses collègues prospecte sa clientèle en vue de réaliser des opérations que lui réprouve, ce dernier lui rétrocédant la moitié des bénéfices...

C'est un accident - alors que Dominique conduisait en état d'ivresse - qui déclenche une prise de conscience. Il est suivi dans un centre d'alcoologie et par un psychiatre lorsque le médecin du travail le rencontre. Celui-ci lui propose de revenir sur son histoire professionnelle : "Les méthodes commerciales agressives qu'il a été contraint d'utiliser ont profondément atteint son identité, l'estime qu'il avait de lui-même. Le travail a probablement joué un rôle déclenchant majeur dans sa décompensation." L'éclairage par le travail a été déculpabilisant pour Dominique et lui a permis de trouver une issue.

 

Derrière les chiffres, des histoires personnelles

L'enquête Samotrace comporte un volet médico-administratif, recensant les cas de salariés mis en invalidité pour des problèmes de santé mentale via les médecins-conseils des caisses primaires d'assurance maladie des régions concernées, dont les données sont encore en cours d'exploitation. Elle est aussi alimentée par un recueil de monographies de situations de souffrance mentale, rédigées par des médecins du travail (voir article ci-dessus). Ces derniers ont revu une partie des salariés présentant un score élevé au questionnaire sur le mal-être - le GHQ-28 - et ont écouté leur histoire personnelle et professionnelle. "L'idée est d'enrichir l'interprétation des résultats épidémiologiques par des analyses qualitatives, explique Christine Cohidon, coresponsable de l'enquête Samotrace. Il s'agit de dérouler le fil des expositions psychosociales et d'essayer de voir comment elles peuvent mener à des problèmes de santé mentale." Pour un bon tiers des salariés, la détresse psychique ne présentait pas de rapport avec le travail. "Le GHQ-28 est un indicateur global évaluant le mal-être et il ne préjuge pas du lien avec le travail", précise Bernard Arnaudo, coordinateur logistique de l'enquête.

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    Voir Santé & Travail n° 63, juillet 2008, page 16.