Maladies professionnelles : le système complémentaire asphyxié

par Rozenn Le Saint / octobre 2015

Dernier volet de notre série sur les dysfonctionnements de la réparation des maladies professionnelles1 , notre enquête montre comment les caisses de Sécurité sociale recalent les dossiers, engorgeant ainsi le système complémentaire.

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    Lire "Le cauchemar de la contestation des taux d'incapacité", Santé & Travail n° 91, juillet 2015, et "Les victimes du travail en mal de justice socialeSanté & Travail n° 88, octobre 2014.

Erreur de stratégie ou calcul machiavélique ? Il y a quatre ans, la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (Cnam-TS) a poussé le gouvernement à réformer le tableau 57 des maladies professionnelles (MP), celui des affections périarticulaires provoquées notamment par des gestes répétitifs effectués sous contrainte de temps et certaines postures de travail. Un décret du 17 octobre 2011 relatif au tableau 57 A, lequel porte sur les troubles musculo-squelettiques (TMS) de l'épaule, est donc venu préciser la liste des pathologies selon une nouvelle dénomination et modifier la liste limitative des travaux susceptibles d'ouvrir droit à reconnaissance. Cette révision du tableau avait pour objectif officiel de désengorger les instances de reconnaissance des MP. Or, aujourd'hui, les dossiers de TMS, et en particulier de l'épaule, sont ceux qui s'amoncellent le plus sur les bureaux des comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (C2RMP, voir "Repères"), complètement saturés. Entre 2011 et 2013, la saisine des C2RMP pour le tableau 57 A a bondi de 27 %. Et les délais de traitement des dossiers ont flambé : ils sont passés de trois mois en moyenne avant la réforme du tableau à douze et plus aujourd'hui. Car chaque dossier requiert davantage de temps pour être traité, tant la procédure est compliquée.

Une économie substantielle

Mais surtout, le nombre des reconnaissances en MP des TMS de l'épaule a chuté de 31 % entre 2011 et 2012, selon le bilan dressé par la Cnam-TS. L'économie réalisée est substantielle pour la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Sécurité sociale, financée en totalité par les cotisations patronales. En s'attaquant au tableau des TMS, celui qui génère le plus de reconnaissances en MP (85 %), les pouvoirs publics ont atteint l'objectif de réduire les dépenses des entreprises sur un sujet où elles n'ont jamais pu obtenir de tels résultats par la prévention.

Une caisse primaire d'assurance maladie (Cpam) peut refuser de reconnaître une pathologie en maladie professionnelle dans deux situations : d'une part, lorsque cette pathologie ne figure dans aucun des 112 tableaux (qui recensent quelque 300 maladies), comme c'est le cas pour les troubles psychiques ; d'autre part, lorsqu'elle est mentionnée dans un tableau mais qu'un des critères fixés par celui-ci n'est pas rempli. Dans les deux cas, la victime a une seconde chance : passer par le système complémentaire de reconnaissance des MP, donc par le C2RMP.

Ce système complémentaire est censé compenser la rigidité de la voie principale. Sauf qu'il ne fonctionne pas bien, ou pire...Selon certains observateurs, il est détourné de son objet par les Cpam pour éliminer des dossiers de maladies qu'elles auraient pu ou dû reconnaître. La raison en est simple : dans le système principal, la victime bénéficie d'une "présomption d'origine professionnelle" qui la dispense d'établir le lien entre sa pathologie et son travail dès lors que tous les critères du tableau sont satisfaits. En revanche, devant le C2RMP, elle devra apporter la preuve de l'existence d'un lien "direct" entre la pathologie et le travail pour les maladies ne remplissant pas tous les critères du tableau (art. L. 461-1 du Code de la Sécurité sociale, alinéa 3) et d'un lien "direct et essentiel" pour les maladies hors tableau (alinéa 4). Autant dire que la voie est plus étroite encore que dans le système principal et qu'en y faisant passer un maximum de dossiers, les Cpam augmentent le taux de refus... et font baisser la facture !

Repères

Le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles, ou "C2RMP", constitue l'instance décisive du système complémentaire de reconnaissance des maladies professionnelles, à côté du système principal des tableaux géré par les caisses primaires d'assurance maladie (Code de la Sécurité sociale, art. L. 461-1 alinéa 5 et D. 461-27). Son avis s'impose à ces dernières. Ce comité est composé du médecin-conseil de la Sécurité sociale, du médecin-inspecteur régional du travail et d'un praticien hospitalier qualifié.

Parmi les scénarios mis en oeuvre par les caisses primaires pour renvoyer les dossiers devant les C2RMP, on retrouve certains "classiques". Ainsi, quand l'employeur conteste le premier avis donné par la caisse à propos des conditions d'exposition du salarié, ladite caisse s'empresse de juger que les conditions du tableau ne sont pas remplies, ce qui oblige la victime à se tourner vers le système complémentaire.

Des enquêtes bâclées

Pourtant, une enquête contradictoire aurait permis de rester dans le système des tableaux... "Les enquêtes se font par téléphone, parfois en se contentant d'appeler l'employeur, sans prendre la peine d'écouter la version du salarié", regrette Magdeleine Ruhlmann, médecin-inspecteur du travail qui siégeait encore au C2RMP de la région Alsace en juin dernier.

Autre procédé relevé par Marie Pascual, médecin du travail et représentante CFDT à la commission des pathologies professionnelles (CPP) du Conseil d'orientation des conditions de travail (Coct) : "Beaucoup de caisses considèrent que la date de la première constatation d'un TMS de l'épaule, par exemple, est celle de l'IRM. Par conséquent, la prise en charge financière de la maladie démarre à ce moment-là, alors qu'elle est souvent apparue des mois, voire des années auparavant." Qui plus est, si l'IRM est tardif, ce qui arrive fréquemment compte tenu du fait que cet examen ne fait pas partie du bilan initial pratiqué par les généralistes (voir encadré page 20), le délai de prise en charge - temps écoulé entre la fin de l'exposition et la date du constat médical de la maladie - peut être dépassé, entraînant le rejet du dossier.

"Les services de la Cpam sont surchargés et cela va plus vite de refuser un dossier en cas de doute ou d'absence de justificatif important que de demander aux assurés d'apporter davantage d'éléments pour l'étayer", déplore Marie Pascual. Faut-il y voir le résultat d'un manque d'effectifs ou de formation du personnel dans les caisses, ou encore le fruit de directives nationales, comme veulent le croire les responsables de la Fnath (Association des accidentés de la vie) ?

Par ailleurs, la révision du tableau 57 A, très restrictive, a rendu plus difficile la reconnaissance via le système principal et offre donc aux Cpam davantage d'opportunités de recaler les demandes. "La rigidification des critères de la liste limitative des travaux1 se traduit par une augmentation du pourcentage de saisine du C2RMP", constate Alain Carré, lui aussi médecin du travail siégeant à la CPP du Coct, mais pour la CGT.

Des médecins du travail défaillants

Plusieurs experts dénoncent l'absurdité de certains rejets. "Des dossiers nous parviennent pour des arguments absolument fallacieux, s'indigne Magdeleine Ruhlmann. Il arrive que la durée d'exposition notée soit de 59 minutes, alors que la reconnaissance est accordée à partir de 1 heure !" Pour reconnaître des postures de travail avec une abduction de l'épaule, il faut prouver à présent que le mouvement s'effectue sans soutien. "La caisse a renvoyé un dossier d'un chauffeur de bus en arguant du fait qu'il pouvait s'appuyer sur son volant, considéré comme soutien...", relate Marie Pascual.

Lorsque la victime est renvoyée devant un C2RMP, commence alors un parcours du combattant jalonné d'obstacles médico-administratifs pour garantir la nature de la maladie, le métier, retrouver des preuves des conditions de travail et des expositions professionnelles... et démontrer qu'il existe entre tout cela des liens directs, voire essentiels.

En toute logique, le médecin du travail devrait être le mieux placé pour permettre à la victime de faire valoir ses droits, en la conseillant lors de la constitution de son dossier. Notamment parce qu'il est censé connaître les pathologies professionnelles et les conditions de travail des salariés et qu'il peut attester du lien entre les deux.

L'IRM, une exigence abusive

La majorité des rejets de reconnaissance d'un TMS de l'épaule en maladie professionnelle est due à l'absence d'IRM dans le dossier de la victime. Depuis la révision, en 2011, du tableau 57 A relatif à cette pathologie, point de reconnaissance sans cet examen pour confirmer le diagnostic médical. Sauf que peu de médecins généralistes ou de rhumatologues sont au fait de la procédure. La pathologie et son lien avec le travail sont bien souvent flagrants, et un examen moins coûteux apparaît suffisant. "Quand il n'y a pas besoin d'un IRM pour prouver quoi que ce soit, les généralistes ne voient pas l'intérêt d'en prescrire un, d'autant plus que cela coûte cher : une telle prescription est contraire aux principes de bonnes pratiques", explique Marie Pascual, médecin du travail, représentante CFDT à la commission des pathologies professionnelles du Conseil d'orientation des conditions de travail (Coct). En cas d'absence de pièce justificative type IRM, le médecin de la caisse de Sécurité sociale pourrait se rapprocher du médecin traitant pour le signaler. C'est rarement, voire jamais le cas. Il est plus simple pour la caisse d'opposer un refus administratif à la victime, laquelle devra saisir la commission de recours amiable, puis le tribunal des affaires de Sécurité sociale... avec zéro chance d'aboutir !

Dans les faits, trop rares sont les médecins du travail qui établissent le document clé de la reconnaissance en maladie professionnelle : le certificat médical initial. Il est même fréquent qu'ils invitent la victime à s'adresser à son médecin traitant ou au spécialiste qui la soigne pour obtenir ce précieux sésame. Pourtant, eux seuls peuvent indiquer le temps passé dans des positions contraignantes, eux seuls savent que c'est la hauteur du bras et du coude qui compte pour mesurer l'exposition aux TMS de l'épaule, et non celle de la main, etc. Enfin, certains ne répondent pas aux demandes des C2RMP, qui les sollicitent systématiquement. Or "la qualité d'instruction des dossiers est essentielle, c'est ce qui fait la différence entre une reconnaissance et un rejet", assure Yves Roquelaure, professeur de médecine au travail au CHU d'Angers et membre du C2RMP Pays-de-la-Loire. Alors, pour aider les assurés à constituer un dossier "béton", Cédric Girault, du Réseau prévention main, intervient en amont. "Je vais jusqu'à dire au médecin prescripteur quoi écrire ; il reprend mot pour mot ce qui est demandé pour obtenir la reconnaissance, histoire d'être sûr", témoigne-t-il.

Une fois le dossier enfin constitué, l'examen en C2RMP s'apparente parfois à une loterie. "Par exemple, si la personne a traversé un épisode dépressif dans sa jeunesse, ce sera utilisé comme argument pour expliquer que les symptômes de risques psychosociaux reconnus ne sont pas liés au travail, même en cas de burn-out avéré", signale Magdeleine Ruhlmann.

La crainte d'un "torrent de réclamations"

"Il y a toujours une crainte fantasmée et infondée, de la part de la Sécu, de créer une jurisprudence qui induirait un torrent de réclamations. Or ce n'est jamais le cas", poursuit-elle. Au sein des C2RMP, le pouvoir des professeurs agrégés de médecine est flagrant. Inévitablement, leur spécialité influe beaucoup. Et rend disparates les reconnaissances de telle ou telle maladie et le taux d'avis favorables. Ainsi, le C2RMP Pays-de-la-Loire, où siège Yves Roquelaure, physiopathe renommé de l'épaule, a délivré 54 % d'avis favorables s'agissant des affectations hors tableau... contre 4,3 % pour le comité de l'Ille-et-Vilaine, ou encore 6,3 % pour celui de l'Hérault.

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    Le nouveau texte indique en effet des mouvements ou des postures des bras en abduction d'au moins 60 degrés, avec des durées minimales d'exposition précises, variant de 1 heure à 3 heures 30 par jour selon les pathologies.