Malaise international dans les centres d'appels

par Eric Berger / juillet 2012

Des syndicalistes de centres d'appels d'une quinzaine de pays se sont réunis en avril, à Saint-Denis, afin de coordonner leur action face à l'organisation désormais internationale de leur activité et aux mauvaises conditions de travail.

Que viva la lucha de la clase obrera ! "1 Les slogans fusent en espagnol, en français ou en arabe entre les stands du salon Stratégie clients, au parc des expositions de la porte de Versailles, à Paris. Des visiteurs inattendus se sont invités le 4 avril à cet événement, dédié à la relation client et aux centres d'appels. Il s'agit de militants syndicaux européens mais aussi d'Afrique du Sud, de Madagascar, du Sénégal, du Maroc, de Tunisie ou d'Argentine. Ils viennent de Saint-Denis (93), où ils se sont retrouvés pour le premier rassemblement international des personnels des centres d'appels, organisé du 2 au 4 avril à l'initiative de la CGT et de Sud PTT. En marge des différents ateliers de ce colloque syndical, l'occasion était trop belle de rappeler aux employeurs du secteur ainsi qu'à leurs donneurs d'ordre la dure réalité du travail de téléconseiller. " Ce salon est devenu au fil des ans une vitrine du marché des délocalisations, explique Frédéric Madelin, de Sud PTT. Avec cette rencontre internationale de syndicalistes des centres d'appels, nous avons voulu montrer que les travailleurs peuvent, eux aussi, réfléchir à l'organisation de leur métier et dépasser les frontières. "

Ces dernières années, les entreprises de la relation client téléphonique ont adopté une stratégie d'internationalisation de leur activité, tandis que les donneurs d'ordre ont choisi de diversifier les prestataires avec lesquels ils travaillent. " Cela fait partie intégrante d'une volonté de mise en concurrence des sous-traitants et des salariés entre eux ", analyse Xavier Burot, secrétaire fédéral en charge des centres d'appels à la CGT. La pression sur les coûts pèse de tout son poids dans la gestion de ce secteur. Avec du dumping social. Mais ce n'est pas le seul objectif. Les nouvelles technologies d'information et de communication permettent maintenant de gérer de multiples plateformes téléphoniques et de garantir une continuité de l'activité. En cas d'arrêt de l'activité sur un site, par exemple, il suffit d'une heure pour pouvoir transférer le flux d'appels vers un autre centre. Ainsi, depuis des années, les entreprises du secteur ont délocalisé une partie de leurs appels vers des pays ou régions à bas salaires où leur langue d'origine est utilisée couramment : Philippines pour les Etats-Unis, Albanie pour l'Italie, Maghreb pour la France, Amérique latine pour l'Espagne...

Dans ces multinationales de la relation client, l'organisation du travail, les modes de management et les outils utilisés sont standardisés. Une même organisation qui produit les mêmes effets, notamment sur les conditions de travail. Les niveaux de difficulté varient, selon les pays, en fonction de la réglementation du travail et du rapport de force entre les organisations syndicales et les employeurs. Des différences existent aussi concernant la représentation sociale de ce travail. " Au Maroc ou en Tunisie, les salariés des centres d'appels sont souvent de jeunes diplômés de l'enseignement supérieur pour qui ce travail se situe à un niveau intermédiaire dans l'échelle d'appréciation des métiers, souligne Xavier Burot. Alors qu'en France, cette activité est considérée comme un emploi bas de gamme. " Le stress est, en revanche, une épreuve quotidienne pour tous les téléconseillers du monde. Partout, les mêmes causes sont mentionnées : travail en flux tendu, objectifs trop élevés, horaires de travail irréguliers ou fractionnés, activité répétitive, contraintes physiques liées au bruit, au travail statique, etc. A Dakar, à Rabat ou à Lyon, les effets sur la santé sont comparables : troubles musculo-squelettiques (TMS), troubles du sommeil, dépressions...

Le sentiment de n'être qu'un " salarié-machine "

Partout aussi, les personnes témoignent du même sentiment de n'être qu'un " salarié-machine ". Les téléconseillers ne disposent d'aucune autonomie dans le travail. Il leur faut se conformer à un script précis et adopter un langage normé. Leur travail est constamment contrôlé au moyen d'outils informatiques ou d'une double écoute. " Ces salariés sont "agis" par l'organisation du travail plus qu'ils n'agissent, note la sociologue Danièle Linhart. Trop souvent, il n'est vu que le côté répétitif de leur travail, alors que celui-ci nécessite une grande subtilité pour interpréter au mieux les demandes des usagers. " Ce formatage des salariés va même jusqu'à l'obligation, dans de nombreux cas, d'utiliser un nom d'emprunt et de renoncer à son identité. Pour les salariés des sites délocalisés, une assimilation à la culture du client est imposée par le donneur d'ordre" Vos jours fériés deviennent nos jours de repos, tandis que nous sommes contraints de travailler à l'occasion des fêtes de notre pays ", dénonce Imad Zeriouh, du syndicat des centres d'appels au Maroc.

Cette volonté de formater le personnel s'accompagne souvent d'un mode de management infantilisant. Les personnes sont parfois invitées à venir travailler déguisées dans le cadre de challenges avec, en guise de récompense, un cadeau pour les meilleurs téléconseillers. En Suisse, un responsable a également trouvé un moyen infaillible pour contrôler le temps de pause de ses équipes. Le salarié doit aller chercher sur la table du superviseur une bouteille, décorée comme si elle était à destination d'enfants dans une crèche, qu'il pose ensuite de manière ostentatoire sur son propre bureau afin de signaler à ses collègues et au chef qu'il s'absente. " Avec deux bouteilles pour vingt personnes, il faut entrer en "guéguerre", de manière plus ou moins sourde, pour pouvoir prendre une pause ", rapporte un salarié de l'entreprise.

Développer le réseau

Face à la mauvaise réputation des centres d'appels, des employeurs ont souhaité faire de la responsabilité sociale un levier pour améliorer les conditions de travail. Ils ont pour cela créé un label délivré à l'issue d'un audit" Ces diagnostics sont généralement annoncés à l'entreprise, ce qui permet à l'employeur de bien se préparer à l'examen. Les responsables syndicaux ne sont d'ailleurs pas toujours présents le temps de l'audit, car leur direction a pris soin de ne pas les faire travailler ce jour-là ", nuance Taha Labidi, du syndicat UGTT (Union générale des travailleurs de Tunisie). En écho à la mondialisation du marché des centres d'appels, les militants syndicaux comptent davantage sur la mise en place d'un réseau international, conçu comme un lieu d'échange d'expériences et de solidarité entre ses différents membres, pour améliorer le sort des salariés. Certains évoquent l'idée d'organiser une journée de mobilisation mondiale dans le secteur. En attendant, les pionniers de ce réseau syndical international souhaitent étendre sa couverture à d'autres pays et partager les informations. Les premiers travaux doivent permettre la réalisation d'une cartographie des entreprises, d'une base de données compilant les rémunérations horaires par entreprise et d'une liste des maladies professionnelles reconnues dans les pays. Après le colloque de Paris, une nouvelle rencontre est déjà programmée en 2013, à Tunis, où se tiendra le prochain forum social mondial.

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    En français : " Vive la lutte de la classe ouvrière ! "