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Les managers de proximité, acteurs de prévention

par Isabelle Mahiou / juillet 2018

A condition de bien connaître bien le travail de leur équipe et de disposer de marges de manoeuvre, les managers de proximité peuvent jouer un rôle majeur contre l'usure professionnelle. Enquête à partir d'une recherche inédite menée chez Airbus et Air France.

Un travail d'équilibriste. Interfaces entre hiérarchie et collaborateurs de base, les managers de proximité doivent à la fois faire appliquer les consignes de la direction, s'assurer et rendre compte de la réalisation des objectifs, le tout en apportant un soutien à leur équipe. A cela, il convient sans doute d'ajouter une autre dimension, beaucoup plus discrète et méconnue, celle d'acteur de santé pour leurs troupes. "C'est une fonction peu visible, implicite, qui se joue à travers la gestion des affectations et la construction des parcours professionnels, à l'origine de mobilités susceptibles de préserver la santé ou au contraire de créer des difficultés à court ou moyen terme", explique Corinne Gaudart, ergonome, directrice du Centre de recherches sur l'expérience, l'âge et les populations au travail (Creapt). Un constat mis en évidence par une recherche (voir "A lire") menée auprès d'équipes de production de l'A320 chez Airbus avec des ergonomes du site et auprès de personnels au sol de la compagnie Air France (voir l'encadré page 19), deux entreprises partenaires du Creapt.

 

Espaces contraints, postures pénibles

Chez le constructeur aéronautique, c'est le service ergonomie qui, avec les médecins du travail, est à l'origine de cette orientation sur les liens entre santé, expérience et parcours professionnel. La démarche s'inscrit dans un contexte où "il existe une usure professionnelle, qui se manifeste à travers les restrictions médicales concernant le système ostéo-articulaire", expose Arnaud Courcelle, responsable du service ergonomie pour les chaînes d'assemblage d'avions de Toulouse : "Nous avons des "programmes" de construction d'avions plus anciens qu'il nous faut continuer à remettre à niveau en matière de conception des postes de travail. Mais il y a aussi des activités, comme le travail à l'intérieur des réservoirs ou sur la voilure, qui imposent des espaces très contraints et des postures pénibles."

Une problématique que l'on retrouve sur la ligne de production la plus ancienne, celle de l'avion le plus petit et le plus demandé : l'A320. Quelque 400 ouvriers assemblent les aéronefs à des cadences élevées, avec de fréquents dépassements d'horaire. Près de la moitié d'entre eux a moins de 30 ans, mais connaît déjà des problèmes de santé. Selon la recherche, qui a exploité les données de l' enquête Evrest (Evolutions et relations en santé au travail) du service médical, 24 % des moins de 25 ans, toutes lignes confondues, signalent des douleurs dorso-lombaires "qui peuvent déjà entraver l'activité et/ou sont des signes précurseurs".

 

Le travail invisible des régulateurs d'Air France

Chez Air France aussi, dans un contexte bien différent de celui d'Airbus, la recherche du Centre de recherches sur l'expérience, l'âge et les populations au travail (Creapt) pointe le rôle des référents techniques, les "régulateurs", en matière de santé auprès des agents de service au client. Une population qui vieillit, présente des troubles de santé (jusqu'à 15 % de salariés avec restrictions médicales selon les sites) et dont le métier change avec la digitalisation du parcours client, de l'achat du billet à l'embarquement. Ces employés se retrouvent principalement à gérer les difficultés rencontrées par la clientèle. Eviter les stations debout prolongées et les contacts avec le public forment le gros des restrictions d'aptitude.

Construire des compromis

"Les régulateurs affectent les salariés aux tâches planifiées à H - 24 et au cours de la journée, explique Catherine Delgoulet, ergonome et chercheuse à l'université Paris-Descartes. Face aux multiples aléas de l'activité, ils tentent de construire des compromis entre les exigences de performance - le départ de l'avion à l'heure -, les enjeux de santé - le respect des restrictions d'aptitude - et les compétences disponibles, y compris ce qu'ils savent de la manière dont les agents gèrent les situations."

Le système de régulation est informatisé. Il propose des schémas d'affectation tenant compte de divers paramètres, dont la santé, mais il n'est pas toujours actualisé et n'intègre pas les aléas. Ce qui nécessite une réaffectation des tâches en temps réel. Afin de limiter les contraintes, les régulateurs font tourner les salariés sur plusieurs tâches plus ou moins exigeantes. Ils ont aussi une action plus informelle, comme l'observe Catherine Delgoulet : "Une difficulté de santé passagère peut fragiliser un salarié. La situation sera prise en compte avant toute identification médicale pour prévenir une situation critique devant les clients. Cette régulation a toute son importance pour que le système tienne." Et de conclure : "Globalement, ce travail invisible qui repose sur une connaissance du terrain, des tâches, des configurations... permet une régulation fine face à des aléas qui ne peuvent être anticipés." Cela plaide pour une reconnaissance de ce rôle.

Dès lors qu'elles deviennent décelables par les professionnels de santé au travail, ces difficultés font l'objet d'une démarche en interne pour trouver des solutions. Les restrictions nécessitant un reclassement donnent lieu à des actions pluridisciplinaires impliquant médecin du travail, encadrement, RH, voire ergonome pour l'adaptation du poste et, au besoin, assistante sociale et mission handicap. Médecin coordonnateur sur le périmètre des opérations toulousain, qui regroupe environ 15 000 salariés, dont 6 000 en surveillance renforcée, Anne de Bazin fait ce constat : "Il y a très peu d'inaptitudes. Beaucoup d'adaptations de poste ou de reclassements sont faits en amont, la plupart dans le secteur, comme par exemple sur l'A320." Au quotidien, poursuit-elle, "le N+1 organise une rotation assez spontanément. Si une personne a mal au dos, il peut trouver seul une solution, comme la faire temporairement travailler à l'extérieur de l'avion". Sur des opérations de préparation qui ont été sorties de la ligne d'assemblage, par exemple. Il existe ainsi quelques postes "doux", qui n'ont pas vocation à être pérennes.

 

Organiser le parcours des compagnons

Mais au-delà, le N+1, dénommé TL ou team leader (chef d'équipe en anglais), exerce une forme d'anticipation dans laquelle la mobilité est centrale, tant au regard de la durée d'exposition à des contraintes pathogènes que de la possibilité d'évoluer dans ses compétences. Selon Corinne Gaudart , "les chefs d'équipe ont une connaissance des situations de travail et de leurs liens, favorables ou défavorables, avec la santé", même si celle-ci n'apparaît pas comme un critère en tant que tel. Eux-mêmes anciens "compagnons" - terme maison désignant les ouvriers - et installés dans la zone de production, ils connaissent bien les postes et leurs contraintes. Ils se réfèrent, écrivent les chercheurs, à "une règle implicite de durée maximale d'affectation sur un poste et au sein d'une unité de production".

Ils partagent par ailleurs une culture de métier qui met l'accent sur la montée en compétences et le transfert d'expertise. "Organiser les formations et faire progresser les compagnons dans leur parcours professionnel en tenant compte des savoir-faire acquis est l'une des missions du TL. Et il sait où en est chacun de son parcours et de ses acquis", souligne Pascale Bossard, ergonome dans le service toulousain. "Les compagnons débutent leur parcours sur des postes caractérisés par des tâches répétitives de perçage et pose de fixations, avec des postures souvent contraintes par les caractéristiques de l'avion, détaille-t-elle. Ils évoluent ensuite vers des activités plus complexes de montage de systèmes mécaniques et hydrauliques, de mesure, de réglage. Ils progressent ainsi en développant des compétences et de l'autonomie. Plus on avance dans la construction de l'avion, plus l'avion "vit", les postes sont plus valorisants, plus techniques, l'expertise croît et les contraintes diminuent", témoigne cet ancien TL à présent N+2. Un processus qu'autorisent, selon lui, une grande diversité des tâches et "un turn-over qui crée un appel pour la mobilité des compagnons".

Diminution des pénibilités physiques et progression des compétences à l'appui, "des changements bénéfiques pour la santé, du moins à court terme", sont relevés par les chercheurs, qui ont croisé les informations des bases de données RH avec celles issues des entretiens avec les médecins du travail dans le cadre d'Evrest. "L'analyse statistique du Creapt a mis en évidence des effets positifs sur les indicateurs de santé physique, douleurs lombaires ou des membres supérieurs, chez les gens qui ont changé de poste sur une période de quatre ans", précise Arnaud Courcelle.

 

Anticiper l'équilibre des compétences

Or la capacité des TL à organiser le parcours des ouvriers - avec l'aval, évidemment, de leur supérieur hiérarchique - est fragile. Elle est très sensible à différents changements sur lesquels le N+1 n'a pas la main, tels que les recrutements en intérim qui mettent à mal les ressources des équipes, via l'équilibre entre novices et expérimentés, mais aussi l'intégration de nouvelles tâches ou l'augmentation de la cadence.

 

Repère

La recherche menée chez Airbus et Air France s'inscrit dans le cadre du projet "Travail et fragilisations : visibilité, invisibilité et régulations dans quelques grandes entreprises françaises", financé par l'Agence nationale de la recherche. Elle implique des chercheurs de différents laboratoires et les cinq entreprises partenaires du Centre de recherches sur l'expérience, l'âge et les populations au travail (Creapt). Elle combine des analyses quantitatives de données de l'entreprise avec des analyses qualitatives.

Pour conjurer cette fragilité, il est nécessaire d'accroître les marges de manoeuvre du TL, grâce à "des outils qui renforcent sa capacité à faire des choix en connaissance de cause pour à la fois composer ses équipes avec le bon équilibre de niveau d'expérience et tenir compte des temps d'apprentissage nécessaires pour passer d'un poste à un autre", décrit Arnaud Courcelle. Son service a d'ores et déjà défini un indicateur permettant d'anticiper l'équilibre des compétences sur une ligne. Sur l'A330, il teste une cartographie des sollicitations physiques pour chaque opération afin d'avoir une meilleure visibilité. Autre élément : faire jouer de façon plus systématique la durée d'affectation au poste dans les mobilités.

 

Management à contre-courant

Cette démarche "d'objectivation" devrait s'accompagner d'une "sensibilisation des acteurs de terrain pour que les aspects de santé soient entendus et compris par eux", indique Corinne Gaudart. "Il faut avoir conscience de ce que fait un chef d'équipe, de son rôle, le reconnaître et le porter à la connaissance des managers si l'on ne veut pas mettre à mal son travail quotidien pour gérer les parcours", insiste Arnaud Courcelle. En effet, si les TL sont issus de la production, ce n'est pas le cas de tous les N+2, qui, par ailleurs, tournent davantage.

Chez Airbus, une concertation a commencé sur le management de proximité pour redéfinir les contours de la fonction et la revaloriser. La négociation qui va suivre dira si ce rôle dans la gestion des parcours et des compétences sera préservé. de même qu'elle précisera si le manager de proximité est avant tout un manager du travail ou également un acteur de la prévention de l'usure professionnelle.

Cela ne va pas de soi. Cette fonction du N+1 au plus près du terrain s'inscrit à contre-courant de la tendance dominante des modèles de management dans les grandes entreprises, où l'encadrement de proximité, relais de la politique de la direction et garant de l'exécution des tâches, connaît un fort turn-over et peine à être un soutien pour son équipe, faute de connaissance de son travail.

En savoir plus
  • "Quand santé et mobilité s'entremêlent. L'encadrement de proximité au coeur des enjeux de début de parcours des ouvriers de production de la construction aéronautique", par Pascale Bossard, Arnaud Courcelle, Corinne Gaudart et Anne-Françoise Molinié, contribution au 52e congrès de la Société d'ergonomie de langue française, 2017.