© Christophe Boulze
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Une médecin du travail toujours à l’avant-garde

par Eliane Patriarca / octobre 2022

En presque cinquante ans de carrière, Fabienne Bardot n’a jamais perdu la flamme pour un métier qu’elle a contribué à transformer. Adepte de la clinique médicale du travail, elle n’a pas craint de bousculer les habitudes, au risque d’en irriter certains.

Du haut de son frêle mètre et demi, elle a su faire entendre raison à la plupart des directeurs d’entreprise ou des ressources humaines qu’elle a eus en face d’elle depuis quarante ans, comme médecin du travail. Toute menue, Fabienne Bardot n’en est pas moins pugnace. Sa méthode, toute en douceur, repose sur une ardente volonté d’expliquer et une argumentation bétonnée scientifiquement.
Jamais sa passion pour ce qu’elle désigne comme une « médecine sociale » ne s’est démentie. En 2009, lorsqu’est arrivé l’âge de la retraite, pas question de s’arrêter : « J’aurais déprimé ! » Elle a donc conservé une consultation jusqu’en 2019, appréciant de pouvoir ainsi « peaufiner » sa pratique. Désormais, à Orléans, cette professionnelle expérimentée assure le tutorat de futurs médecins du travail, auxquels elle tente de transmettre, outre son expérience, sa flamme.
Pourtant, quand Fabienne Bardot débute en 1975 au Comité interentreprises d’hygiène du Loiret (CIHL), la médecine du travail se limite à enchaîner les « examens vétérinaires ». « On nous demandait de voir vingt-cinq à trente salariés par jour. »
Faire du chiffre donc, sans se rendre sur les lieux de travail, alors qu’aujourd’hui le médecin doit y consacrer un tiers de son temps. Isolée, la jeune femme ne sait alors pas résister à la pression des employeurs : « Je n’avais ni la poigne ni la connaissance des armes juridiques que j’ai aujourd’hui. »
Elle garde notamment un remords : avoir cédé à l’injonction du directeur d’une fonderie de ne pas révéler en CHSCT que les normes légales en poussière de silice étaient dépassées sur ce site industriel.
Puis, une formation en ergonomie auprès de pointures de la discipline comme Antoine Laville ou Catherine Teiger lui ouvre un nouvel horizon. « A l’université, on ne nous avait parlé que postes de travail et maladies professionnelles. Là, j’ai découvert que ce qui est important, c’est le contenu du travail. » Elle s’attelle dès lors à obtenir de chaque salarié la description précise des gestes qu’il effectue et de ce qu’il ressent, et à mettre en forme ce témoignage.

Une écoute bienveillante

« C’est une clinicienne comme on en voit peu, passionnée et d’une attention exceptionnelle aux salariés », décrit Serge Volkoff, statisticien et ergonome, qui a souvent travaillé avec elle. A l’écoute mais pas dupe, bienveillante mais vigilante.
Avant-gardiste, Fabienne Bardot a su mailler des univers a priori éloignés : l’épidémiologie statistique et la clinique de terrain. A peine devenue coordinatrice de l’équipe médicale du CIHL, elle s’est formée à l’épidémiologie, convaincue que chiffres, statistiques et enquêtes pourraient aider les praticiens à étayer et ciseler leurs préconisations. « En 2008, à ma sortie de l’école d’ingénieurs, se souvient Marie Murcia, épidémiologiste, Fabienne a tout fait pour que je sois intégrée à l’équipe de médecins et chercheurs qui créait un observatoire pluriannuel en santé au travail. Grâce à elle, je suis devenue l’une des premières épidémiologistes dans ce domaine. » Les deux femmes forment depuis plus de vingt ans un binôme, qui assure la coordination du dispositif national de veille et de recherche appelé Evrest.
Fabienne Bardot a aussi participé aux réflexions de l’association Santé et médecine du travail, créée à la fin des années 1980 par de jeunes praticiens qui ne voulaient plus faire de l’abattage, ni jouer les distributeurs de fiches d’aptitude. Ils s’intéressaient à l’organisation du travail et voulaient améliorer leur pratique professionnelle. « Nous avons progressivement élaboré une clinique médicale du travail, explique-t-elle, c’est-à-dire une capacité à investiguer le travail et à accéder à l’intimité de l’activité de chaque personne. »

Chamboulement des pratiques

Elle décide de consacrer plus de temps à chaque consultation et convainc ses collègues d’en faire autant. « On se faisait tancer par la direction du service car les recettes provenaient des employeurs qui payaient en fonction du nombre de consultations. Mais on a fini par l’emporter ! » Désormais, c’est la masse salariale qui détermine la contribution des entreprises.
La praticienne chevronnée n’hésite pas « à pratiquer une transgression douce mais intrépide ! », observe Serge Volkoff. En 2007, par exemple, elle s’attire l’hostilité de ses confrères les plus proches lorsqu’elle propose d’associer une infirmière au médecin du travail pour assurer les consultations. « Le nombre de praticiens diminuait dramatiquement, on avait du mal à recruter. Avec l’assistance d’infirmières spécifiquement formées, j’espérais préserver notre activité clinique. » Elle embauche une infirmière, et ensemble, elles élaborent leur technique de travail, dans un climat tendu. Fabienne Bardot lui donne les outils pour mener une consultation et détecter les cas complexes qui seront redirigés vers elle.
« Les médecins réagissaient par une attitude défensive et corporatiste, se souvient la deuxième infirmière recrutée, Céline Gillot. Certains refusaient de me dire bonjour ! Nous avons tâtonné, fait nos preuves et montré que nous étions plus fortes ensemble. Finalement, il y a eu une contamination positive assez rapide. » Ce modèle expérimental est consacré par la loi en 2011. « Fabienne cherche toujours à faire "grandir" les autres, témoigne encore Céline Gillot. J’ai passé ma licence en santé au travail sous son tutorat et c’est encore grâce à elle que je suis devenue psychologue spécialisée en psychodynamique du travail. »
En 2016, lorsque la loi El Khomri relative au travail entre en vigueur, Fabienne Bardot y trouve une « bouffée d’air », car ce texte a permis « d’ancrer en médecine du travail la démarche de maintien dans l’emploi, c’est-à-dire l’aménagement du poste de travail pour raisons de santé ». Auparavant, dit-elle, « nos prescriptions n’étaient pas appliquées ». Plus que jamais, à 76 ans, elle continue de défendre « la médecine du travail, en tant que régulateur social » essentiel.