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Mieux prévenir le risque toxique

par François Desriaux / janvier 2019

Dossier après dossier sur les risques chimiques, on a l'impression que la prévention a toujours un train de retard. Comme si les catastrophes sanitaires passées, par exemple celles de l'amiante et du chlordécone, ou annoncées pour les perturbateurs endocriniens et les nanomatériaux, n'occasionnaient finalement pas de prise de conscience ou de sursaut. Aujourd'hui encore, la progression des connaissances scientifiques et de l'évaluation des risques ainsi que l'évolution des modalités d'exposition devraient imposer à la fois un cadre réglementaire plus strict et des pratiques professionnelles plus ambitieuses pour protéger les salariés. Le lobbying toujours plus sophistiqué et plus prégnant des industriels, la faiblesse des moyens des organismes de contrôle et des agences sanitaires, la pression sur l'emploi constituent autant d'obstacles à la réduction des risques. Et puis, les effets des expositions n'apparaissant souvent que des années plus tard, l'espoir des entreprises de passer entre les gouttes est toujours plus grand que la crainte de se faire attraper par la patrouille. Toutefois, s'il devient urgent de changer de modèle pour la prévention des expositions aux agents chimiques dangereux, en appliquant notamment les recommandations émises par le récent rapport Frimat1 , cela ne suffira pas. Il est nécessaire que, sans attendre ce grand soir, les acteurs de la prévention changent la donne sur le terrain, comme les y invitent les pages qui suivent.

 

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    Rapport du Pr Paul Frimat relatif "à la prévention et à la prise en compte de l'exposition des travailleurs aux agents chimiques dangereux".

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Le médecin du travail, tour de contrôle du risque

par Mélissa Menetrier médecin du travail / janvier 2019

Le médecin du travail a un rôle clé à jouer dans la prévention des risques liés aux agents chimiques dangereux, depuis la récolte des données sur les expositions jusqu'à leur traçabilité, en passant par l'information des salariés. Démonstration.

Protéger les travailleurs contre leur exposition à des agents chimiques dangereux (ACD) fait partie des missions du médecin du travail. Cette protection a plusieurs facettes. Il y a tout d'abord le suivi médical. Celui-ci doit permettre le dépistage d'effets néfastes liés aux ACD sur la santé des salariés, afin d'en informer ces derniers et de leur donner des conseils de prévention. La traçabilité des expositions est tout aussi importante, car leurs effets délétères peuvent apparaître longtemps après qu'elles ont eu lieu, comme c'est le cas pour les cancérogènes. Garder une trace des expositions permet en outre d'attester plus tard l'origine professionnelle des pathologies. Un produit considéré sans danger aujourd'hui peut en effet s'avérer à risque demain. Le médecin du travail peut enfin donner son avis sur les mesures de prévention collectives ou individuelles mises en oeuvre, avec un devoir d'alerte en cas de risque grave.

Identifier les risques

Pour pouvoir agir, le médecin du travail doit cependant connaître le plus précisément possible les expositions réelles des salariés aux ACD. Certaines d'entre elles sont retracées dans des documents fournis ou élaborés par l'employeur : le document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) ; les fiches de données de sécurité des produits utilisés ; d'éventuelles notices de poste listant les ACD utilisés, remises aux salariés. Peuvent s'y ajouter des mesures de concentration des agents chimiques dans l'air ou sur les surfaces au poste de travail. Ces dispositifs métrologiques sont néanmoins peu utilisés par les TPE. En cas de besoin, le médecin du travail peut d'ailleurs en demander la réalisation (art. R. 4624-7 du Code du travail).

Dans les faits, il arrive souvent que les entreprises ne connaissent pas la totalité des produits utilisés par leurs salariés. En outre, le retrait récent des expositions aux ACD des critères de pénibilité pris en compte dans le compte professionnel de prévention a aussi réduit leur traçabilité, en supprimant tout dispositif déclaratif les concernant. Dès lors, le médecin du travail ne peut pas s'appuyer uniquement sur les seules données transmises par l'employeur. Il doit en obtenir par lui-même, notamment lors de la visite médicale.

Lors de celle-ci, il est possible de recueillir l'expression du salarié sur les conditions réelles d'utilisation des produits toxiques, qui peuvent s'avérer différentes de celles prescrites par l'organisation du travail. Le médecin connaît en outre les pathologies dont souffrent les salariés. Or certaines ont un impact sur le risque chimique. Un problème de rein, par exemple, peut diminuer la capacité de l'organisme à éliminer une substance et entraîner des effets toxiques plus importants. A contrario, de nombreux salariés ne savent pas du tout à quels produits ils sont exposés. Le médecin du travail ne peut donc pas non plus se contenter des seules consultations médicales pour évaluer le risque chimique. En conclusion, c'est bien en croisant les sources d'information qu'il pourra identifier les produits toxiques utilisés. Ce qui va ensuite lui permettre d'organiser la traçabilité des expositions et d'adapter le suivi médical.

Retracer les expositions

Concernant cette traçabilité, le médecin du travail dispose de plusieurs outils. Le premier est le dossier médical en santé au travail (DMST), propre à chaque salarié, où les expositions aux ACD doivent être renseignées. Ce n'est pas toujours le cas, notamment pour les salariés ayant des trajectoires professionnelles complexes. D'où l'importance d'aller à la pêche aux informations sur les situations de travail antérieures, afin de reconstituer les expositions passées. Faute de temps, cette étape ne va pas toujours assez loin dans le détail, alors qu'elle est déterminante pour la mise en place d'un suivi post-exposition.

La fiche d'entreprise réalisée par le médecin du travail, ou un membre de l'équipe médicale, est un autre outil censé assurer la traçabilité des expositions, cette fois de manière collective. Elle doit en effet faire l'inventaire de tous les risques, notamment chimiques, présents dans l'entreprise. Cependant, les moyens humains alloués actuellement par les services de santé au travail pour sa réalisation demeurent insuffisants. Ils ne permettent pas de couvrir toutes les entreprises, ni de remettre à jour les fiches d'entreprise régulièrement ou de s'assurer de leur exhaustivité concernant les risques mentionnés. Leur suppression est même envisagée aujourd'hui. A défaut de fiche d'entreprise, ou en complément, le rapport d'activité annuel du médecin du travail, qui doit être rédigé pour les établissements de plus de 300 salariés, peut également servir à retracer les risques chimiques.

De manière plus ponctuelle, l'alerte médicale participe également de la traçabilité des expositions. Réalisée lorsque le médecin du travail constate la présence d'un risque grave pour la santé des travailleurs, elle est envoyée à l'employeur (art. L. 4624-9 du Code du travail). Elle permet à la fois de décrire le risque chimique, d'en garder la trace et de mettre en débat les conditions réelles d'exposition. L'alerte et la réponse de l'employeur sont en effet transmises au CHSCT ou au comité social et économique.

Suivi médical à géométrie variable

Concernant maintenant le suivi médical, la réglementation prévoit plusieurs cas de figure, selon les agents chimiques en présence. Les salariés exposés à des produits cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR), ou à d'autres toxiques comme le plomb, doivent bénéficier d'un suivi individuel renforcé (SIR) de leur état de santé (art. L. 4624-2 et R. 4624-23 du Code du travail). Ils sont aussi soumis à un avis d'aptitude. Une hérésie. En effet, comment un médecin du travail peut-il attester qu'un salarié est apte à être exposé à un cancérogène, dangereux pour sa santé, alors que la loi lui assigne la mission d'éviter toute altération de celle-ci par le travail ? Les salariés exposés à d'autres ACD ne bénéficient, eux, que d'une surveillance médicale simple, sans avis d'aptitude.

Quoi qu'il en soit, le médecin du travail garde normalement la main sur la nature du suivi qu'il met en place. Face au risque chimique, il peut s'appuyer sur de la biométrologie, soit la mesure de la concentration des ACD dans les fluides biologiques (sang, urines...). Il n'existe cependant en France qu'une seule valeur limite réglementaire biologique, pour le plomb (plombémie). De ce fait, outre qu'il n'est pas toujours facile de mettre en oeuvre ce type d'examens, les résultats pour d'autres substances sont parfois difficiles à interpréter. Enfin, le suivi médical n'est désormais plus effectué uniquement par des médecins du travail, même s'ils continuent à en superviser l'organisation. Les infirmières du travail se chargent ainsi de la plupart des visites d'embauche et de suivi périodique. Souvent sans formation spécifique et de qualité sur le risque chimique. Pour assurer et maintenir un suivi médical de qualité en la matière, il devient donc urgent de remédier à ce manque.